Le Premier ministre, Edouard Philippe, a reçu le 19 avril dernier douze élus mahorais afin d’établir avec eux un « plan pour l’avenir », destiné à régler la profonde crise sociale dans laquelle Mayotte se trouve. Il est aussi question à l’heure actuelle d’une modification du statut de l’île de Mayotte à l’occasion de la révision constitutionnelle entamée par le gouvernement.

Décryptage par Ferdinand Melin-Soucramanien, professeur de droit public à l’Université de Bordeaux et Directeur du Centre d’études et de recherches comparatives sur les constitutions, les libertés et l’Etat (CERCCLE).

 « Juridiquement, contrairement à une idée reçue, le « droit du sol » à Mayotte est une solution envisageable »

  Faudrait-il faire évoluer le statut de Mayotte à l’occasion de la révision constitutionnelle en cours, par exemple, au cours de la discussion parlementaire ?

 Depuis son rattachement à la France en 1841, alors que les autres îles de l’archipel ne sont passées sous souveraineté française qu’à compter de 1886, Mayotte n’a cessé de changer de statut. Intégrée au sein de l’archipel des Comores à compter de la fin du XIXème siècle, elle a été tour à tour un protectorat, un Territoire d’outre-mer à partir de 1958 ; puis après les référendums de 1974 et de 1976, qui l’ont « détachée » juridiquement des autres iles de l’archipel, elle est devenue une collectivité sui generis à compter de 1976, une « collectivité départementale » en vertu d’une loi du 11 juillet 2001 et, enfin, aujourd’hui une collectivité à statut unique régie par l’article 73 de la Constitution dénommée « Département de Mayotte » en vertu de la loi organique du 7 décembre 2010. C’est dire si cette île a multiplié les expériences institutionnelles depuis qu’elle est sous souveraineté française !

Ce qui frappe dans cette trajectoire institutionnelle, c’est d’abord que les statuts successifs sont tous allés dans le sens d’une plus grande intégration de Mayotte à l’ensemble français. Sans revenir ici sur les raisons de cette orientation, à rebours du mouvement général vers plus d’autonomie actuellement engagé dans les outre-mer, on se bornera simplement à signaler que la raison principale tient sans doute à l’histoire propre de Mayotte qui, depuis l’origine, a toujours recherché la protection de la France en particulier contre ses îles voisines et Madagascar. Ensuite, il faut relever également que le rapport entre Mayotte et la République française a toujours été marqué par une certaine ambiguïté, pour ne pas dire plus. Ainsi, même le statut actuel représente un trompe-l’œil lorsqu’il qualifie l’île de « Département de Mayotte » alors qu’il ne s’agit pas formellement d’un département, mais bien d’une collectivité à statut unique. Mais, au-delà de ce débat qui relève du nominalisme, la revendication des élus mahorais est actuellement plutôt celle d’un « toilettage institutionnel ». Derrière cet euphémisme, se dissimule en réalité le souhait de la part des responsables politiques locaux d’une reprise de compétences par l’Etat.

En somme, aujourd’hui, l’essentiel semble être plutôt, d’une part, que les autorités locales assument pleinement leurs compétences et, d’autre part, que l’ordre public et le fonctionnement normal des services publics soient rétablis, autrement dit que l’Etat assume lui aussi pleinement ses responsabilités. Cette évolution des rapports entre Mayotte et l’Etat ne nécessite donc pas une modification de la Constitution, mais un changement de comportement de part et d’autre.

Que pensez-vous de la proposition de conférer un statut d’extraterritorialité à la maternité de Mayotte qui cristallise aujourd’hui une grande partie des tensions ?

Si j’en comprends bien le sens, cette proposition pour le moins originale consisterait à considérer que les enfants nés de mères comoriennes au sein de la maternité de Mamoudzou pourraient ne plus se voir appliquer le droit commun issu du Code civil. La disposition en ligne de mire étant l’article 21-7, alinéa premier, dans la mesure où il permet l’acquisition de la nationalité française par un enfant dès lors qu’il est né en France, en dépit du fait que ses deux parents soient en situation irrégulière : « Tout enfant né en France de parents étrangers acquiert la nationalité française à sa majorité si, à cette date, il a en France sa résidence et s’il a eu sa résidence habituelle en France pendant une période continue ou discontinue d’au moins cinq ans, depuis l’âge de onze ans ».

En toute hypothèse, un tel statut d’extra-territorialité est concevable juridiquement. En revanche, la mise en œuvre d’un statut circonscrit à la maternité de Mamoudzou soulève des difficultés d’ordre pratique et, surtout, diplomatique. Sur un plan pratique, on peut légitimement s’interroger sur l’efficacité d’une telle mesure, voire sur ses effets pervers. Quid, par exemple, des accouchements de femmes comoriennes à Mayotte, mais hors du périmètre de la maternité ? Sur un plan diplomatique, les difficultés sont peut-être encore plus sérieuses. En effet, ce statut nécessiterait forcément la conclusion d’une convention internationale dont au moins la France et les Comores seraient parties. Compte tenu du passif créé par l’atteinte portée par la France au principe de l’intangibilité des frontières issues de la colonisation en 1976, certes au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, atteinte constatée par l’O.N.U. et par l’Union africaine, les relations entre les Comores et la République française sont notoirement mauvaises. Le refus durant quelques jours par les Comores de permettre aux bateaux ramenant des migrants en situation irrégulière d’accoster sur leur territoire en étant le dernier avatar. Même s’il faut aujourd’hui faire la part des choses entre ce qui relève de la réalité et d’une forme de posture des Comores sur la scène internationale, il n’en reste pas moins qu’il sera certainement difficile de contraindre les Comores à s’engager dans un processus de négociation internationale avec son ancienne puissance coloniale. Cette négociation nécessitera, non seulement du temps, mais aussi une forte volonté politique de part et d’autre. En outre, il importe de souligner que la République française devra forcément consentir à une contrepartie dont tout à laisse à penser que le prix serait élevé.

S’agissant de l’acquisition de la nationalité française, certaines voix réclament également une remise en cause du « droit du sol » à Mayotte. Cela est-il envisageable ?

 Juridiquement, contrairement à une idée reçue, cette solution est envisageable (une autre question étant de savoir si elle est opportune). En effet, l’article 73 de la Constitution distingue deux modalités permettant l’adaptation du droit commun aux « caractéristiques et contraintes particulières » d’une collectivité territoriale qu’il régit : soit, l’adaptation décidée au niveau national prévue par le premier alinéa de l’article 73 ; soit, l’adaptation décidée au niveau local prévue aux alinéas 2 et 3 du même article 73. Dans ce second cas, créé par la révision constitutionnelle de 2003, d’une intervention directe des collectivités territoriales d’outre-mer, sur habilitation du pouvoir central, logiquement les domaines d’intervention sont étroitement circonscrits et excluent les compétences régaliennes. Ainsi, l’alinéa 4 de l’article 73 prévoit, entre autres, que ces règles aménagées localement ne peuvent pas porter sur le droit de la nationalité. En revanche, si c’est le législateur national qui intervient pour adapter le droit commun, dans le cadre de l’alinéa premier, il n’y a pas d’autres limites que celles de respecter la Constitution et de se conformer à cette exigence que l’adaptation soit bien justifiée par l’existence de « caractéristiques et contraintes particulières ». Ici, tout est question d’interprétation, tant que la question n’aura pas été tranchée par l’interprète authentique de la Constitution, à savoir le Conseil constitutionnel. Cependant, on peut avancer quelques éléments qui permettent de penser que le législateur national pourrait intervenir en la matière sans risquer une censure par le Conseil constitutionnel.

D’une part, le « droit du sol » n’est protégé par aucune norme constitutionnelle. D’ailleurs, comme on le sait, le Code civil combine « droit du sang » et « droit du sol » selon des modalités qui ont souvent varié au fil des inflexions des politiques d’immigration. D’autre part, il est assez évident que l’île de Mayotte, au regard de l’acquisition de la nationalité française en raison de la naissance sur le sol français est marquée par des « caractéristiques et contraintes particulières ». Chacun connaît désormais les chiffres des naissances d’enfants issus de parents en situation irrégulière à la maternité de Mamoudzou, chacun sait aussi que Mayotte est une île dont la superficie est limitée et la densité démographique hors normes (plus de 600 habitants au km2), chacun sait également que Mayotte fait partie d’un archipel dont les autres îles sont distantes de quelques dizaines de kilomètres seulement alors qu’elles ont une population différente, une histoire propre, etc. Toutes ces singularités de Mayotte permettent de penser qu’une intervention du législateur pour insérer à la suite de l’article 21-7 du Code civil un alinéa prévoyant, par exemple, que : « Dans le département de Mayotte, ces dispositions sont applicables lorsque l’un au moins des deux parents se trouve en situation régulière au moment de la naissance de l’enfant » est juridiquement possible.

Pratiquement, cette dérogation à la règle fixée par le Code civil serait sans doute assez efficace dans la mesure où elle contribuerait à diminuer en partie l’attractivité de Mayotte, tout au moins en ce qui concerne l’acquisition de la nationalité française en raison de la naissance sur le sol français. Bien évidemment, il ne s’agit pas de la seule cause d’attractivité de Mayotte pour les comoriens et les comoriennes. L’attractivité économique demeurerait, Mayotte ayant un P.I.B. treize fois plus élevé que celui de ses îles voisines. L’attractivité de la maternité de Mamoudzou demeurerait aussi pour toutes les mères qui ne cherchent pas nécessairement à « profiter » du droit du sol français, comme le veut un cliché tenace, mais simplement à donner naissance à leur enfant dans un établissement hospitalier digne de ce nom. Cette adaptation ne permettrait donc pas de résoudre toutes les difficultés loin s’en faut.

Néanmoins, politiquement, il demeure périlleux de soutenir cette adaptation, même limitée au cas particulier de Mayotte, compte tenu de sa charge symbolique et des présupposés idéologiques qui s’y attachent. Ceux qui s’y sont risqués, comme, à droite, le député les Républicains M. Mansour Kamardine en 2005 et en 2018 à l’occasion du débat sur le projet de loi asile-immigration ou, à gauche, le député socialiste M. Ibrahim Aboubacar en 2016 ont échoué. Il reste donc à savoir si, dans les semaines qui viennent, cette mesure sera mise sur la table des discussions par le gouvernement.

Par Ferdinand Mélin-Soucramanien