Par  Serge Slama – Professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes – Co-directeur du Master droit des libertés
Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a confirmé vendredi 21 avril la tenue de l’opération « Wuambushu » à Mayotte. Celle-ci vise à la fois à démanteler certains bidonvilles, à éloigner – généralement vers Anjouan – certains de ses habitants en raison de leur séjour irrégulier et à démanteler des bandes délinquantes. Cette opération est toutefois semée d’embûches juridiques, rappelle Serge Slama.

De quoi s’agit-il ? En quoi consiste cette opération ?

Révélée par le Canard enchaîné dès le 22 février 2023, cette opération consiste, à compter de la fin du ramadan (21 avril), en la mobilisation par l’Etat de moyens de police administrative et de police judiciaire afin, d’une part, de sécuriser la destruction de certains bidonvilles (appelés les « décasages »), dont les habitants seraient soit relogés soit, s’ils sont considérés comme des irréguliers, placés en procédure d’éloignement et, d’autre part, une opération de police judiciaire visant à interpeller, selon l’appellation de Gérald Darmanin dans Le Figaro, des « bandes criminelles organisées » composées de Français ou d’étrangers.

A cette fin, le ministère de l’Intérieur a déployé sur l’archipel plus de 500 membres des forces de l’ordre supplémentaires, dont la « CRS 8 », spécialiste de la lutte contre les violences urbaines. Ils viennent s’ajouter aux 700 déjà en place – soit un total de 1 050 gendarmes et 820 policiers déployés pour une île de 300 000 habitants de la superficie de de Marseille et un territoire urbanisé essentiellement côtier guère plus grand qu’une ville comme Nice.

De son côté, le garde des Sceaux a dépêché auprès du tribunal judiciaire six magistrats et sept greffiers ainsi que quinze agents de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Des moyens supplémentaires auraient également été envisagés pour renforcer les tribunaux administratifs de Mayotte et de St Denis de la Réunion (vidéo-audience). Les services de l’Agence régionale de la Santé sont également mobilisés ainsi que la réserve sanitaire (et ce dès le 17 février).

Juridiquement, quelle forme prend l’opération de démantèlement des bidonvilles ?

Dans la perspective de l’opération, deux séries d’arrêtés visant à évacuation et destruction de ces bidonvilles ont été publiés ( celui du 7 avril s’agissant du quartier de Barakani à Koungou (Nord) et ceux du  24 avril s’agissant de de Mbouyoujou à Dzaoudzi-Labattoir). Ces arrêtés sont pris sur le fondement des dispositions de l’article 11-1 de la loi n° 2011-725 du 23 juin 2011 issu de l’article 198 de la loi « ELAN » qui organisent à Mayotte et en Guyane un régime dérogatoire, moins protecteur, de résorption de l’habitat informel occupé par les habitants pauvres et, le plus souvent, issu de l’immigration (principalement comorienne).

Avant de procéder à ces démolitions, il est nécessaire de mener un certain nombre d’enquêtes et constats (ARS et officier de police), de respecter un délai minimal d’un mois et de justifier de « risques graves pour la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publique ». Un relogement ou hébergement d’urgence doit aussi être proposé alors qu’il manque cruellement de logements sur l’archipel (la moitié des 300 000 habitants vivent dans des bangas).

Depuis 2019, le préfet de Mayotte a procédé à environ un « décasage » par mois avec la destruction de 1 600 « bangas » (cases traditionnelles en tôle) en 2021, près de 500 en 2022. Selon Le Monde, dans de précédentes procédures le tribunal administratif aurait critiqué la « solidité » des procédures montées jusqu’à présent. Ainsi, s’agissant d’un arrêté précédent, le tribunal administratif de Mayotte a suspendu, le 27 février 2023, la destruction de l’habitat de vingt familles du bidonville de Talus 2 (Koungou), faute d’offres concrètes de relogement (seule la moitié des habitants ont été relogés). Le 24 avril, saisi par un pool d’avocats présents sur place, dont Me Marjane Ghaem, le tribunal judiciaire de Mamoudzou a constaté l’existence d’une voie de fait (extinction du droit de propriété) compte tenu du risque de destruction d’immeubles riverains et en en l’absence de mise à dispositions de « lieux de stockage pour la préservation de leurs biens ».  Cette affaire a été portée en appel – mais il n’est pas indiqué si le préfet compte adresser à la Cour un déclinatoire de compétence et élever le conflit.

L’objectif des autorités est pourtant de procéder à la destruction, dans les deux mois de l’opération, de 1 000 bangas, soit 10 % des cases de tôle, correspondant à environ 5000 personnes. La préfecture affirme avoir réservé plus de 500 places d’hébergement d’urgence et pouvoir reloger plus de 800 personnes. Elle n’envisage a priori pas la prise en charge des étrangers en séjour irrégulier – alors même que le droit à l’hébergement d’urgence est un droit inconditionnel.

Car l’opération vise aussi, et surtout, à éloigner du territoire environ 10  000 étrangers, essentiellement comoriens, considérés par les autorités comme étant en séjour irrégulier (cf. l’entretien de l’ethnologue Sophie Blanchy, « A Mayotte, les Comoriens ne sont pas des étrangers », Le Monde, 25 avril 2023)

Les autorités seront-elles en mesure de réaliser autant d’éloignement d’étrangers en séjour irrégulier ?

Dans le cadre d’une précédente opération lancée en 2018 (« Shikandra »), l’Etat a d’ores et déjà déployé d’importants moyens à cette fin. Ainsi, alors qu’en Métropole le taux d’exécution des OQTF est d’environ 10%, à Mayotte, en 2022, plus de 32 000 étrangers ont été interpellés et placés en rétention et 26 000 éloignements réalisés, dont plusieurs milliers de mineurs, accompagnés ou non, principalement du fait de l’absence de recours suspensif de plein droit contre ces mesures et malgré la condamnation de la France dans l’affaire Moustahi en 2020. Selon la préfecture, pour le seul premier trimestre 2023, 260 kwassas-kwassas (embarcations) ont été détectées, 173 interceptées, soit 2255 étrangers interpellés. En outre, 4998 étrangers ont été interpellés sur l’île – l’article 78-2 du code de procédure pénale permet, depuis 2018, de faire des contrôles généralisés sur toute l’île, ce qu’a validé le Conseil constitutionnel. Dans cette période, 6507 éloignements ont été réalisés.

Il s’agirait donc de passer, par jour, d’une soixantaine d’interpellations à plus de deux-cent cinquante dans les deux prochains mois. Or, les étrangers sont, pour la plupart, reconduits par voie maritime vers Anjouan au moyen d’un navire (le Maria Galanta) faisant régulièrement l’aller-retour. Le centre de rétention de Pamandzi[1]  n’a, toutefois, qu’une capacité d’accueil de 136 places, à laquelle s’ajoutent une centaine de places réparties dans cinq locaux de rétention administrative (LRA)[2]. Les étrangers n’y sont généralement maintenus que pour de brèves périodes (24 à 48h selon les conditions météo). Pour atteindre, 250 éloignements par jour il faudrait donc effectuer plusieurs rotations par jour…

Or, au premier jour de l’opération « Wuambushu » le 24 avril, les autorités comoriennes ont suspendu la liaison maritime entre Mayotte et Anjouan – officiellement en raison de travaux sur le port de Mutsamudu. Sous pression de l’Organisation maritime internationale (OMI), elles ont annoncé le 27 avril la réouverture du port d’Anjouan mais en refusant de recevoir des « clandestins  ou de n’accepter que les Comoriens « pourvus de leur carte d’identité nationale ». Mais peu après la compagnie maritime SGTM a annoncé qu’elle refusait d’assurer les traversées « jusqu’à nouvel ordre » malgré la réouverture des ports de l’archipel.

Eu égard à la complexité des relations entre les autorités françaises et comoriennes – qui ne reconnaissent pas le rattachement de Mayotte à la France[3] , la réaction du gouvernement comorien n’est pas dénuée d’ambiguë (cf. L. Valleau, « Mayotte : la France peut-elle contraindre les Comores à accepter ses ressortissants ? », Le Figaro, 25 avril 2023). En effet à l’issue d’une précédente crise similaire en 2018, qui avait abouti à la suspension de la délivrance des visas aux Comoriens, les gouvernements français et comoriens étaient parvenus à la conclusion d’un accord  signé le 22 juillet 2019. Or, celui-ci comprend une clause de réadmission en contrepartie du versement d’aides au développement. Toutefois, selon un article du Canard enchaîné du 27 avril (« Macron en Mayotte bain »), les autorités françaises n’ont que partiellement versé, via l’Agence française du développement, les sommes convenues (50 millions par an sur 3 ans).

Ces freins posés par les autorités comoriennes pourraient ralentir le rythme de l’opération.

Ajoutons que l’opération de démantèlement des bandes se déroulent alors qu’au 25 avril 2023, le taux d’occupation du centre pénitentiaire de Majivaco est de 212,23 % (302,63 % pour la partie maison d’arrêt).

L’ensemble des défenseurs des droits de l’Homme, comme le Défenseur des droits (qui a envoyé une délégation de juristes sur place), la CNCDH, ont alerté les pouvoirs publics sur les risques d’atteinte massive aux droits fondamentaux et de déstabilisation d’une île déjà au bord du chaos[1]. Il n’est pas anodin de relever qu’en shimahorais « Wuambushu » signifie, pour les uns, « reprise », et pour d’autres, « s’aventurer dans l’inconnu »…

[1] « La LDH dépose plainte contre un élu de la République qui appelle au meurtre des jeunes comoriens à Mayotte », 25 avril 2023 ; J. Pascual, « A Mayotte, la colère des habitants et des élus favorables à l’opération d’expulsions « Wuambushu » », Le Monde, 28 avril 2023.

[1] Julia Pascual, « Dans le centre de rétention de Mayotte, « ce ne sont que des pauvres qui essayent de s’en sortir » », Le Monde, 26 avril 2023.

[2] A noter que des arrêtés ponctuels de création de centres de rétention sont parfois adoptés. Ainsi, procédant à une privation de liberté sans base légale, le préfet n’a publié que le 24 avril la création de 5 LRA du 21 au 24 avril…

Voir la visite d’un de ces local de rétention par le député européen Damien Carême, accompagnée de journalistes, sur Médiapart.

[3] Cf., par un des meilleurs spécialistes de la question : Rémi Carayol, « Mayotte, chronique d’une colonisation consentie », AfriqueXXIè, 23 avril 2023.

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