Maurice Lévy, président du Conseil de surveillance de Publicis, figure incontournable du monde économique et grand partisan des technologies numériques, a accepté d’apporter au Club des juristes son éclairage sur cette crise sans précédent. Et sa vision de l’après.

 

Nombreux sont ceux qui annoncent un retour au « monde d’avant » dès lors que la pandémie sera maîtrisée, voire un effet boomerang provoquant l’abandon de certaines avancées ou prises de conscience sur les sujets climatiques ou environnementaux par exemple. Est-ce un point de vue que vous partagez ?

Les contraintes imposées aux individus changent nécessairement leurs comportements au minimum pendant la durée de ces contraintes. Ce qui est intéressant en la matière c’est qu’apparemment rien ne change et pourtant tout change comme dirait le Prince de Lampedusa.

Je m’explique : lorsqu’une personne voit son espace de liberté contraint par un emprisonnement, une infirmité, un enfermement, son nouvel environnement est borné de quelques murs et sa capacité de se mouvoir en dehors de cet environnement nulle ou presque. Là, la situation est différente : même si la contrainte du confinement est imposée par une ordonnance, la vie continue: on participe de la vie démocratique, on a accès à l’information sans retenue ni réserve, on peut travailler (à distance) se déplacer (modérément). Et pourtant beaucoup de choses changent : on consomme immodérément les informations, on devient expert en chloroquine et virologie, on sait comment il aurait fallu s’y prendre pour gérer cette crise, bien mieux que tous les gouvernants, et bien au-delà de ce que l’on discute habituellement au café du commerce ; on travaille en chaussons, à notre rythme, lorsqu’on a la chance de travailler à distance ; on est pris en charge lorsqu’on ne travaille pas ; on consomme uniquement des biens essentiels, on évite la voiture, les transports, les voyages, et on redécouvre son chez soi, les siens, ou sa profonde solitude.

Il y a des sentiments contraires qui cohabitent : le bonheur d’être avec ceux qu’on aime, la tristesse de ne pouvoir approcher, embrasser d’autres qu’on aime, la joie de partager des moments précieux, l’inquiétude, voire l’angoisse des lendemains que l’on ne sait appréhender ; et selon les individus une forme de bravade ou de crainte par rapport au virus. On se lave les mains, se récure et on change aussi quelques habitudes d’hygiène, car on est entre nous. On a constaté que les douches, lavages de cheveux, etc. ont chuté, sans doute parce qu’on est entre soi. Et on dépense moins, juste l’essentiel.

Que se passe-t-il post confinement ?

On a un exemple qui malgré des différences culturelles substantielles permet de se faire une idée. En Chine, lorsque les mesures de confinement ont été levées, les tout premiers à avoir bénéficié du rush furent les coiffeurs. Les femmes d’abord dont les racines des cheveux prenaient une teinte dangereuse. Et les hommes aussi, et non seulement parce que beaucoup se teignent les cheveux. Cela nous dit l’importance pour soi, sa propre satisfaction, de son image, de ce besoin de se sentir « bien ». Nul doute que nous assisterons au même phénomène.

Le deuxième indicateur qui a explosé fut la fréquentation des restaurants, c’est-à-dire ce besoin profond de socialisation (et peut-être de changer de la cuisine familiale).

Le troisième élément fut la consommation de produits personnels : prendre soin de soi, de son apparence, et se gratifier.

De tout cela on peut déduire sans trop de risque de se tromper que les consommateurs vont d’abord satisfaire quelques besoins de gratification personnelle. Et progressivement au fur et à mesure qu’ils seront rassurés, qu’ils sauront s’ils ont un avenir assuré ou pas, ils retrouveront quelques habitudes de consommation effacées pendant ces deux ou trois mois de confinement.

Ce ne sera pas le « changement dans la continuité », mais « le changement dans le changement »

Est-ce à dire que tout sera « comme avant » ? Outre le fait que je déteste les phrases sentencieuses et définitives du genre « plus rien ne sera comme avant » on peut penser que des changements vont intervenir dans leurs façons de penser la vie, et de la vivre avec des points positifs et des interrogations fortes.

On peut gager que la politique aura changé et que cette crise aura changé la pensée de certains hommes politiques. Et cela peut aller dans tous les sens : certains auront la tentation. Du pouvoir autoritaire : n’est-ce pas que la Chine et la Russie auraient (sic) mieux géré la crise ? Un pouvoir fort, voilà ce que vont prôner les extrêmes. En France on les connaît et on les a déjà entendus, même s’ils avancent masqués (coronavirus oblige). D’autres seront tentés par le dirigisme d’État : n’est-ce pas l’État qui a volé au secours de tous, les salariés, les entreprises, la santé, etc. D’autres rêveront d’un État Providence qui suppléera à tout. Un point marquera tous les citoyens et sans doute pour longtemps : si on a pu sortir ces centaines de milliards en quelques jours, quelles sont ces sornettes qu’on leur chante depuis longtemps sur l’État impécunieux et la nécessité de bien gérer des ressources rares. Cela peut influencer la société de demain… Entrepreneuriat ? Économie administrée ? Société socialo-protectrice ? Je ne veux pas faire de pari sur le devenir de notre société, mais je suis enclin à penser que les changements seront souhaités, voulus, appelés de toute force, même s’ils sont voués à l’échec selon la doctrine classique, et qu’il sera besoin ensuite de reprendre à la base et de refaire le chemin.

Pendant ce temps d’autres auront avancé et nous aurons du mal à refaire notre retard. Cela nous est déjà arrivé dans le passé et on le paye encore aujourd’hui.

Un point sans doute positif dans les changements : les comportements à l’égard de l’environnement.

J’ai une relative confiance sur la façon dont les gens, instruits des dommages causés à la nature, se comporteront dans l’ensemble et accepteront de payer un petit extra pour des produits de proximité, pour favoriser la production locale, etc.

A plus long terme et sauf si la crise était très profonde et causait des dommages durables à l’économie et à la compétitivité de notre pays, la vie reprendra tous ses droits avec des changements sans doute sensibles mais qui ne seraient, alors, plus visibles à l’œil nu.

Contrairement à certains slogans du passé ce ne sera pas le « changement dans la continuité », mais « le changement dans le changement ». Les besoins des hommes et des femmes ne se résumeront jamais à des besoins essentiels seulement et négliger le besoin de satisfaire l’estime de soi, la gratification psychologique serait une grande erreur.

Le recours aux outils numériques et aux traitements des données personnelles, sous l’influence d’un État providence qui a choisi de maîtriser notre liberté d’aller et venir pour notre bien et avec l’appui d’opérateurs de téléphonie mobile et de grands acteurs des nouvelles technologies, vous paraît-il inquiétant ? Quels garde-fous envisager ?

Étant un grand adepte du numérique et de son développement pour nos sociétés et pour le bienfait de l’humanité, je suis aussi et nécessairement hyper vigilant sur l’utilisation des données.

Commençons par rendre hommage à la technologie : sans le numérique et les innovations technologiques le confinement aurait pu conduire à l’arrêt total de l’économie. Or les choses ont continué et beaucoup de gens ont pu travailler à distance, tenir des réunions, délivrer des services, enregistrer des commandes, faire fonctionner les appareils de l’État, des banques, des grandes institutions, etc. Imaginer cette pandémie avec la technologie des années cinquante fait froid dans le dos.

« J’ai confiance dans les hommes de façon générale (je suis un incorrigible optimiste) mais jusqu’où lorsque des valorisations démentes sont en jeu ? »

On voit bien aussi que dans la compétition sourde que se livrent les entreprises, même en cette période, celles qui sont les mieux équipées vont bénéficier d’un avantage décisif. On peut aussi craindre (j’insiste : craindre) le renforcement de la puissance des Gafa et le risque d’abus de position, surtout qu’elles aussi vont un peu souffrir : moins de recettes publicitaires peut les amener à vouloir encore accroître leur part du gâteau. Et comme elles « possèdent » les data, ce bien précieux qui est essentiel dans le monde de l’intelligence artificielle, on peut imaginer avec un brin d’inquiétude l’usage excessif qui pourrait en être fait. J’ai confiance dans les hommes de façon générale (je suis un incorrigible optimiste) mais jusqu’où lorsque des valorisations démentes sont en jeu ? Et aussi un « power struggle » ?

Si l’on regarde l’aspect santé, la réponse est relativement facile, on peut se dire : il faut tout soumettre à l’impératif santé et peu importe que momentanément des libertés soient froissées, écornées, voire piétinées. Et il y a des exemples éloquents où la pandémie a été mieux maîtrisée parce que les contacts avec le virus ont été identifiés, séparés, isolés et traités. Et à ce jour pas de drame… encore. On manque trop de distance pour mesurer les conséquences. Quand un État a goûté à la connaissance des faits, bien répertoriés, qu’il a classé les individus, et qu’il a un outil qui permet de lutter efficacement contre la maladie aujourd’hui, demain la délinquance ou le terrorisme, après-demain contre  les idées, on sera vite entré dans une société totalitaire. Alors prudence…. il existe aujourd’hui des solutions technologiques très sophistiquées qui éviteraient le pire tout en assurant le meilleur pourvu que ces outils ne soient pas entre des mains indélicates ou susceptibles de le devenir.

Mais compte tenu de l’enjeu je suis favorable à une technologie bien contrôlée et gérée par un acteur indépendant de l’État qui aura une durée de vie limitée à celle de la pandémie.

Est-on en train de « payer le prix » de la mondialisation et d’une situation où repli sur soi des États et reconfiguration des relations de pouvoir entre États-Unis, Chine et Union européenne vont bouleverser l’ordre établi ?

Comme en toutes choses l’excès est toujours porteur de grands risques. C’est ce qui s’est passé avec la mondialisation. En soi la mondialisation est une excellente chose : cela a permis d’accélérer les échanges internationaux, de sortir des centaines de millions d’individus de la misère profonde dans laquelle ils vivaient. La Chine s’est très vite imposée comme l’usine du monde, accueillant toutes les industries de manufacture ou de transformation dans tous les domaines. Les réticences des européens et des américains à accepter des concessions sur leur mode de vie a conduit les entreprises à installer leurs usines en Chine, non seulement pour les marchés chinois et asiatiques, mais souvent mondiaux, provoquant une noria d’échanges avec une accélération des émissions de gaz à effet de serre, et aussi la désertification de territoires industriels en Europe et aux USA, allant même jusqu’à installer des industries stratégiques qui touchent au cœur de la souveraineté des États. (Incidemment c’est d’ailleurs le cas du traitement de données ultra confidentielles qui sont sous traitées à des entreprises hors du territoire).

« Il faut déclarer l’état d’urgence de notre éducation et de la recherche et investir massivement dans l’excellence pour se doter des moyens pour bâtir la société de demain »

Comment est-ce que les choses peuvent-elles  évoluer ? Il faut faire accepter aux consommateurs et au passage au fameux département de procurement de payer un surcoût pour la proximité, ce qui au passage réduirait naturellement les émissions de gaz à effet de serre. Et ainsi réindustrialiser certains pays d’Europe dont le nôtre qui a perdu massivement des emplois dans le secteur industriel ces vingt dernières années.

Il faut, puisque l’on sait trouver de l’argent, déclarer l’état d’urgence de notre éducation et de la recherche et investir massivement dans l’excellence pour se doter des moyens pour bâtir la société de demain. Qu’au moins cette crise nous serve à quelque chose sur ce plan.

Sur le plan géopolitique, je suis assez inquiet. Fort du constat fait de la disproportion des échanges entre les USA et la Chine, le Président Trump a engagé un bras de fer avec la Chine, bras de fer où il a été assez seul et pendant ce temps les Européens ne se sont pas organisés pour, de leur côté aussi, rééquilibrer la balance commerciale.

Il ne fait pas de doute que, quelle que soit la qualité de la communication, le virus est bien venu de Wuhan, soit d’un laboratoire, soit d’un marché (à ce stade peu importe). Le moins que l’on puisse dire est que la communication ne fut pas un modèle de transparence, même s’il y a eu un peu de progrès réalisé par la suite. La Chine essaie de faire oublier l’origine du mal en jouant du soft power de la production de matériels essentiels à la gestion de la pandémie. Mon inquiétude profonde pour la suite tient au fait que les États ont généralement de la mémoire et qu’il serait fort imprudent d’engager en ce moment une lutte d’influence ou de pouvoir. Le boomerang risque d’être assez violent.

Si en temps de crise la popularité des deux têtes de l’exécutif reste forte, la confiance dans la transparence de l’État et dans sa capacité à anticiper et gérer la crise fait l’objet de forts soupçons. Est-ce un signe avant-coureur d’une situation dont les populismes pourraient profiter ?

Le café du commerce a été l’exercice favori des français et il se poursuit au travers des chaînes thématiques où des dames et des messieurs je-sais-tout-sur-tout viennent nous expliquer que la chloroquine doit être administrée à tous, ou que le port du masque devrait être obligatoire, ou comment déconfiner, etc. Il est amusant de voir que ce sont les mêmes qui nous parlent de terrorisme, de santé, de confinement ou de mondialisation. Cette société de chroniqueurs assermentés par eux-mêmes pour décréter à force renfort de communication ce qui est bien est malsaine. Et très porteuse de risques. Je sais que le gouvernement n’a pas été parfait dans la gestion de la crise mais je reste admiratif de la rapidité avec laquelle beaucoup de décisions ont été prises dans un univers mouvant et compliqué, où chaque jour apporte son lot de nouvelles connaissances. Certes, une erreur majestueuse a été commise sur les masques. Il eut été plus simple de dire d’emblée : on n’a pas assez de masques pour tout le monde, on va s’organiser au fur et à mesure, plutôt que d’essayer de rassurer. Ce faisant on a plutôt inquiété.

Comme lors de toute crise ou de toute situation instable, le risque de se tourner vers un pouvoir populiste ou autoritaire existe.

La seule façon de combattre ce risque serait de communiquer avec vérité avec un grand V bien majuscule. Dire les choses, demander les efforts, quand il le faut ; insister pour le respect du confinement avec force ; expliquer encore et encore. Et faire valoir ce que fait le gouvernement, parce que tout de même on n’a jamais vu un tel train de mesures, prises aussi vite, appliquées dans l’urgence, et en même temps de faire travailler l’Europe et ses différentes composantes ensemble. L’État a joué son rôle et plus que pleinement. Le faire valoir, percevoir par les Français me parait une nécessité basique, sans forfanterie, avec humilité mais de façon efficace.

 

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