Par Delphine Pollet-Panoussis – Professeur de droit public des Universités catholiques – Faculté de droit de l’Institut catholique de Lille
Dans un arrêt du 14 février 2023 rendu en Grande Chambre, la Cour européenne des Droits de l’Homme a reconnu que le Français Raphaël Halet, condamné au Luxembourg pour avoir divulgué des documents fiscaux émanant de son employeur PricewaterhouseCoopers (PWC) dans le cadre du scandale d’optimisation fiscale « luxleaks », était un lanceur d’alerte pouvant bénéficier de la protection de l’article 10 de la Conv.EDH et, en conséquence, a condamné le Luxembourg à lui verser des dommages et intérêts.

Quels sont les faits qui ont conduit à la condamnation du Luxembourg par la Cour européenne des droits de l’Homme ?

Cette décision est l’ultime étape d’un long combat judiciaire : d’abord devant les juridictions luxembourgeoises où le Français a, après avoir épuisé toutes ses voies de recours, finalement été condamné par la Cour d’appel (de renvoi) au paiement d’une amende pénale de 1000 euros et au paiement d’un euro symbolique en réparation du préjudice moral subi par PWC ; ensuite devant la Cour de Strasbourg elle-même puisque cette dernière a, dans un premier arrêt rendu le 11 mai 2021, rejeté les prétentions du requérant et conclu à la non violation de l’article 10 de la Conv.EDH en validant le raisonnement de la Cour d’appel luxembourgeoise qui avait considéré que les documents divulgués par Raphaël Halet n’avaient pas « apporté d’information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors » permettant de pondérer le préjudice subi par PWC et que le montant de l’amende infligée était sans effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression du requérant ou d’autres salariés. Ces échecs n’ont cependant pas altéré la motivation de l’ancien employé de PWC qui a demandé et obtenu un renvoi de l’affaire en Grande chambre.

Pour bien comprendre la portée des décisions judiciaires concernant M. Halet, il est important de rappeler que, dans le cadre de l’affaire des Luxleaks, un autre employé français de PWC, A. D., s’est vu reconnaître la qualité de lanceur d’alerte par les juridictions luxembourgeoises et a été relaxé de toutes les poursuites pénales engagées à son encontre. Cette différence de traitement s’explique par le moindre intérêt public des documents divulgués par M. Halet jugés peu utiles à la mise en lumière du phénomène d’évasion fiscale déjà dénoncé et documenté par le premier lanceur d’alerte. Il apparaissait donc essentiel que la Grande chambre se prononce sur la possibilité pour les juridictions nationales d’apprécier la portée des informations (« essentielle, nouvelle et inconnue ») divulguées par le lanceur d’alerte dans le cadre du contrôle de proportionnalité des atteintes à l’article 10 de la Conv. EDH.

Qu’a jugé la Cour européenne des droits de l’Homme et des libertés fondamentales dans sa décision du 14 février 2023 ?

La formation solennelle de la Cour de Strasbourg a d’abord rappelé les conditions qui permettent à un lanceur d’alerte de bénéficier de la protection de l’article 10 de la Conv.EDH. en reprenant les six critères que la Cour avait posé dans son arrêt Guja  en 2008 (les moyens utilisés pour procéder à la divulgation, l’authenticité de l’information divulguée, la bonne foi du lanceur d’alerte, l’intérêt public que présente l’information divulguée, le préjudice causé et la sévérité de la sanction) ; puis elle a précisé et affiné la façon dont il fallait les apprécier en prenant en compte l’évolution du contexte juridique (international, européen) concernant la protection des lanceurs d’alerte.

Appliquant ensuite ces principes à l’espèce, s’agissant en particulier de la mise en balance entre l’intérêt public que présente la divulgation et les effets dommageables qu’elle a provoqués, la Cour a considéré que  « la seule circonstance qu’un débat public sur les pratiques fiscales au Luxembourg était déjà en cours au moment où le requérant a divulgué les informations litigieuses ne saurait en soi exclure que ces informations puissent, elles-aussi, présenter un intérêt public » ; elle a, en outre, estimé que « les informations relatives aux pratiques fiscales des multinationales telles que celles dont les déclarations ont été rendues publiques par le requérant permettaient indéniablement de nourrir le débat en cours – déclenché par les premières divulgations d’A.D. – sur l’évasion fiscale, la transparence, l’équité et la justice fiscale (…)– aussi bien au Luxembourg, dont la politique fiscale était directement en cause, qu’en Europe et dans les autres États dont les recettes fiscales pouvaient se trouver affectées par les pratiques révélées » ; elle en a déduit que « l’intérêt public attaché à la divulgation de ces informations l’emporte sur l’ensemble des effets dommageables » qui doivent d’ailleurs s’apprécier globalement et pas seulement au prisme des intérêts de l’employeur. Enfin, la Grande chambre a considéré que la condamnation pénale du requérant ne pouvait être considérée comme proportionnée au regard du but légitime poursuivi « eu égard à la nature des sanctions infligées et à la gravité des effets de leur cumul, en particulier de leur effet dissuasif au regard de la liberté d’expression du requérant ou de tout autre lanceur d’alerte » et elle en a déduit que l’ingérence dans son droit à la liberté d’expression n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

Cette décision constitue-t-elle un renforcement de la protection des lanceurs d’alertes ?

Cette décision contribue, à n’en pas douter, à élever le niveau de protection des lanceurs d’alerte au niveau européen. Alors que le premier arrêt de la Cour pouvait avoir un effet dissuasif sur l’action de ces derniers du fait de l’insécurité juridique résultant de l’obligation d’apprécier eux-mêmes la portée des informations qu’ils divulguent, cette position de la Grande chambre rassure et prouve qu’elle mesure l’importance de l’action des lanceurs d’alerte en tant que « chiens de garde de la démocratie ».