Par Nicolas Vergnet, Maître de conférences en droit public, Université Paris II Panthéon-Assas

Longtemps la sagesse populaire fit de la discrétion une condition essentielle du bonheur. Ainsi nous l’enseignait le grillon de la fable qui, comparant son sort à celui d’un papillon voltigeant, se lamentait d’être ignoré jusqu’à ce qu’une troupe d’enfants ayant repéré le clinquant lépidoptère se rue sur lui pour le capturer et le démembrer : « il en coûte trop cher pour briller dans le monde. […] Pour vivre heureux vivons cachés ». Mais les temps changent – et avec eux la force des adages : exit la discrétion, place à la transparence (fiscale !).

Le 1er juin 2021, le Conseil européen et les eurodéputés sont parvenus à un accord politique provisoire pour exiger des grandes multinationales une publication annuelle, pays par pays, de la répartition de leur chiffre d’affaires, de leurs bénéfices et de leur charge fiscale. Il s’agit là d’une nouvelle étape – d’aucuns diraient « décisive » – d’un long processus entamé en 2016 avec la proposition de directive relative au « CbCR public » (pour « country by country reporting »), projet ayant connu diverses anicroches en raison, notamment, de l’opposition initiale d’une majorité d’États membres, et qui justifient quelques rappels afin d’éclaircir la portée des dispositions qui en sont le support.

En quoi consiste cet accord ? Qu’apporte-t-il à la lutte contre l’évasion fiscale ?

Les pratiques d’évasion fiscale et de planification agressive des multinationales priveraient chaque année la recette des pays de l’Union européenne de près de 50 milliards d’euros. Soit qu’elle favorise ces pratiques, soit qu’elle en complexifie la répression, l’absence d’obligation pesant sur ces entreprises d’indiquer comment se répartissent leurs profits et leurs impôts est perçue comme un mur qu’il serait urgent d’abattre – urgence d’autant plus pressante dans un contexte où les difficultés éprouvées par de nombreux citoyens pour surmonter les effets de la crise pandémique achèvent de les convaincre du préalable impératif que constitue la mise en place d’une véritable transparence financière pour garantir la juste répartition de la contribution à la reprise économique.

L’idée d’introduire une telle obligation a été mise sur le métier des réformes de la fiscalité internationale par l’OCDE dès 2013 dans le cadre du plan d’action contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices, dont l’action 13 exhortait les États à adopter des dispositions contraignant les grandes entreprises à procéder à une déclaration pays par pays. Sur la base de ces préconisations, deux initiatives européennes virent le jour.

La première, dite « CbCR fiscal », fut initiée en mai 2016 avec la modification de la directive n° 2011/16/UE fixant le cadre de la coopération administrative entre les États membres de l’Union européenne en matière fiscale, dont le champ d’application a été étendu à l’échange automatique et obligatoire d’informations issues de déclarations pays par pays. Cette avancée a ainsi permis aux administrations des États membres d’échanger les données recueillies afin d’identifier d’éventuels risques de transfert de bénéfices.

La seconde, dite « CbCR public », fut initiée le 12 avril 2016 avec une proposition de la Commission visant à permettre la divulgation au public de ces données par la modification de la directive 2013/34/UE relative à l’information financière. Son parcours fut plus chaotique puisqu’elle se heurta d’abord au désaccord de nombreux États membres dont l’objection portait en partie sur l’absence de réforme équivalente dans d’autres pays comme le Japon ou les États-Unis. C’est donc un texte modifié, proposé par la présidence portugaise de l’Union au début de l’année 2021, qui a obtenu une majorité de soutiens grâce, notamment, au ralliement de l’Autriche et de la Slovénie. Celui-ci prévoit donc l’obligation, pour les entreprises dont le chiffre d’affaires consolidé dépasse les 750 millions d’euros, de procéder à cette déclaration annuelle afin de vérifier si la répartition de leur charge fiscale est conforme à la répartition de leurs bénéfices ou s’il existe quelque stratégie d’évitement permettant de réduire artificiellement les prélèvements qu’elles supportent, faisant ainsi peser sur elles le risque d’entacher leur réputation s’il s’avérait qu’elles se livraient à de telles pratiques.

Quelles sont les critiques émises à l’encontre du dispositif ?

Il serait à première vue légitime d’éprouver quelque circonspection face aux objections de certains États membres s’agissant d’une mesure servant une cause aussi noble que la lutte contre l’évasion fiscale. Il est donc utile de revenir brièvement sur certaines de ces objections.

D’abord, à l’inverse du « CbCR public » envisagé, le « CbCR fiscal » existant repose sur la confidentialité des informations échangées par les administrations. La raison est évidente : les données échangées peuvent être sensibles sur le plan commercial et leur divulgation pourrait profiter à certaines entreprises non soumises à cette contrainte qui en tireraient un avantage concurrentiel important – on pense ici par exemple à la marge réalisée dans une juridiction qui, de toute évidence, offre de précieuses indications sur la fixation des tarifs, à rebours des principes les plus élémentaires de la libre concurrence qui commandent l’incertitude des acteurs économiques quant aux décisions que prennent leurs concurrents.

Ensuite, si la publicité des données répond à un objectif bien compris de contrainte exercée sur la réputation des multinationales, on peut s’interroger sur la propension d’un public profane à pouvoir les interpréter de façon suffisamment objective, surtout lorsque ces dernières ne traduisent en fait aucune pratique d’évitement. L’exemple typique est celui de la présence de reports déficitaires dans une juridiction, qui amoindrissent mécaniquement le taux effectif d’imposition sans pour autant témoigner de la moindre pratique répréhensible. Le texte retenu a toutefois le mérite de tenter de pallier cette difficulté en prévoyant l’agrégation des données publiées pour les juridictions tierces à l’Union ainsi que la possibilité – sous certaines conditions – d’en différer la publication lorsqu’elles sont susceptibles de causer un préjudice commercial important.

Enfin, alors que toute avancée européenne en matière de fiscalité directe devrait exiger l’accord unanime des États membres, il n’en va pas ainsi de la proposition de directive relative au « CbCR public ». Celle-ci est en effet présentée par la Commission comme une modification de la directive relative à l’information financière fondée sur l’article 50(1) du TFUE et, s’agissant, selon elle, d’une simple question de publication comptable, pourrait s’exonérer de l’obligation d’adoption à l’unanimité. Par conséquent, plusieurs États membres pourraient se voir imposer la transposition d’une mesure ayant trait à la fiscalité de leurs entreprises sans y avoir préalablement (et souverainement) consenti. Il s’agit d’ailleurs là d’une difficulté procédurale qui met en lumière quelques obstacles que le projet pourrait encore être amené à rencontrer dans le futur.

Quels obstacles reste-t-il à franchir pour que le projet aboutisse ?

Sans s’y limiter, le dossier « CbCR public » pourrait, une fois son adoption actée, rencontrer deux difficultés.

S’agissant de la première, il faut rappeler que le choix de la base juridique d’un acte de droit européen est un élément essentiel de son adoption puisque c’est lui qui conditionne la compétence de l’Union, la nature de cette compétence et la procédure législative qui en découle. En 2019, dix États membres avaient exprimé leurs réticences par une déclaration commune faisant valoir que la proposition reposait sur une base juridique erronée puisqu’ayant un objet fiscal, celle-ci ne pouvait être adoptée que dans le cadre d’un accord unanime des États membres. Cette objection était du reste également faite par le service juridique du Conseil qui, par un avis émis le 15 novembre 2015, précisait qu’il n’était pas démontré que les entreprises multinationales représentaient une menace aux intérêts du public qui justifierait qu’il lui soit donné accès à leurs données fiscales : le choix d’une base juridique tenant au droit des sociétés – et l’exonération d’unanimité qui va avec – ne se justifiait donc pas. La Commission européenne avait pris le contrepied de cette position un an plus tard en affirmant que, modifiant une directive fondée sur l’article 50(1) du TFUE, la base juridique choisie pour sa proposition était appropriée. Sans s’aventurer à chercher trancher, on remarquera que la seule existence d’un désaccord entre ces deux institutions européennes pourrait justifier une saisine de la Cour de justice d’un recours en annulation de la directive.

La seconde difficulté, plus spécifiquement française, trouve son origine dans le fait que le « CbCR public » avait été introduit dans notre droit dès 2016 par la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (dite « Sapin 2 ») mais avait été censuré par le Conseil constitutionnel aux yeux duquel « l’obligation faite à certaines sociétés de rendre publics des indicateurs économiques et fiscaux correspondant à leur activité pays par pays, est de nature à permettre à l’ensemble des opérateurs qui interviennent sur les marchés où s’exercent ces activités, et en particulier à leurs concurrents, d’identifier des éléments essentiels de leur stratégie industrielle et commerciale. Une telle obligation porte dès lors à la liberté d’entreprendre une atteinte manifestement disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi » (décision n° 2016-741 DC du 8 décembre 2016). Or, l’on sait que, pour le Conseil constitutionnel, le législateur méconnait l’autorité de la chose jugée qui s’attache à ses décisions lorsqu’il adopte une loi dont le contenu est analogue à celui de dispositions ayant déjà été déclarées contraires à la Constitution. Reste que la transposition d’une directive est une exigence constitutionnelle et, si elle venait à être adoptée, la directive relative au « CbCR public » se retrouverait à la croisée de deux obligations de valeur constitutionnelle équivalente : l’obligation faite au Parlement de la transposer d’une part, l’autorité de la chose jugée s’attachant à une censure par le Conseil constitutionnel d’autre part. Gageons donc que les modifications apportées au dispositif depuis sa version de 2016 (e.g., différé de déclaration, agrégation des données) seront de nature à le rendre plus conforme à ces diverses exigences et lui permettront de passer, cette fois-ci, le filtre du Conseil constitutionnel.

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