Par Audrey Darsonville, Professeur de droit pénal à l’Université Paris Nanterre, Centre de droit pénal et de criminologie

La lutte contre les violences conjugales est au cœur de l’action gouvernementale. L’année 2019 fut ainsi ponctuée par la tenue du Grenelle contre les violences conjugales entre septembre et novembre 2019 et par la loi n° 2019-1480 du 28 décembre 2019, visant à agir contre les violences au sein de la famille. En outre, la circulaire du 9 mai 2019, adressée par la garde des Sceaux aux parquets, incite au développement au sein des juridictions d’ « une véritable culture de la protection des victimes de violences conjugales ». L’année 2020 reprend le flambeau avec la proposition de loi n°2478, visant à protéger les victimes de violences conjugales, adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale le 29 janvier 2020 et par le Sénat le 9 juin 2020. En présence d’une telle politique volontariste de lutte contre les violences perpétrées au sein du couple, le décret n° 2020-636 du 27 mai 2020 portant application des articles 2 et 4 de la loi n° 2019-1480 du 28 décembre 2019, apparaît comme une incongruité.

Quelles sont les principales dispositions du décret du 27 mai 2020 ?

Le décret modifie des dispositions du Code de procédure civile relatives à l’ordonnance de protection qui peut être délivrée par le juge aux affaires familiales (JAF). L’ordonnance de protection est « un dispositif civil d’urgence ouvert à toutes les catégories de couples » qui permet d’assurer la protection physique d’une victime de violences conjugales. Elle a été modifiée par la loi du 28 décembre 2019 afin de permettre une application plus efficiente du dispositif. Ainsi, l’article 4 de la loi de 2019 énonce que « l’ordonnance de protection est délivrée, par le juge aux affaires familiales, dans un délai maximal de six jours à compter de la fixation de la date de l’audience ». Le délai est donc désormais très bref en raison de la situation d’urgence dans laquelle se trouvent les victimes. Le décret précise quant à lui les modalités de saisine du JAF et de convocation des parties de l’ordonnance de protection.

L’article 1136-3 du Code de procédure civile dispose donc depuis le décret du 27 mai que le JAF saisi d’une requête en vue d’une ordonnance de protection rend une ordonnance dans laquelle il fixe la date d’audience. Cette ordonnance du JAF est notifiée au demandeur par le greffe et selon l’article 2 du décret « Au défendeur, par voie de signification à l’initiative du demandeur ou du ministère public lorsqu’il est l’auteur de la requête ; dans ce cas, ce dernier fait également signifier l’ordonnance à la personne en danger ». Est également prévue une possibilité de notification par la « voie administrative en cas de danger grave et imminent pour la sécurité d’une personne concernée par une ordonnance de protection ou lorsqu’il n’existe pas d’autre moyen de notification ». Cette voie administrative suppose qu’un officier de police ou un gendarme délivre la convocation. Le même article ajoute que « l’acte de signification doit être remis au greffe dans un délai de vingt-quatre heures à compter de l’ordonnance fixant la date de l’audience, à peine de caducité de la requête ».

Pourquoi ce décret est-il si contesté ?

Le décret du 27 mai 2020 a entraîné une vague de critiques, tant des avocats que des associations d’aide aux victimes. Cette indignation concerne la règle nouvelle de notification de l’ordonnance du JAF qui doit être réalisée par le demandeur (la victime des violences) au défendeur (l’auteur des maltraitances) en respectant deux conditions : une signification par huissier et une transmission au greffe de la signification dans un délai de 24h à compter de l’ordonnance du JAF. À défaut de respecter ces conditions, la requête est caduque.

Indéniablement, ces nouvelles exigences sont contraires à l’intérêt des victimes de violences conjugales. Pour exposer très concrètement la situation, une femme victime de violences de la part de son conjoint aura un délai de 24h pour trouver un huissier à ses frais et faire signifier à celui qui la maltraite l’ordonnance, sachant que ce dernier peut encore partager son domicile. Il est aisé d’imaginer la situation intenable dans laquelle se trouve alors la victime qui risque de renoncer à sa requête en vue d’une ordonnance de protection parce qu’elle n’aura pas les ressources financières et matérielles pour trouver un huissier disponible dans un laps de temps si court et qu’elle craindra légitimement des représailles de son partenaire violent.

Le dispositif mis en place par le décret de mai contredit totalement la logique de la loi du 28 décembre 2019 qui était de favoriser le recours aux ordonnances de protection.

Est-ce un retour en arrière ?

Le décret du 27 mai est assurément un retour en arrière. Néanmoins, il est possible de garder espoir car ce décret a suscité une opposition très forte, et lors de l’examen de la nouvelle loi de lutte contre les violences conjugales par le Sénat, les sénateurs ont vivement interpellé la garde des Sceaux sur le décret. Un amendement, le 60 bis, qui remet en cause le décret a été intégré dans la proposition de loi votée le 9 juin 2020. Il prévoit de modifier l’article 515-10 du Code civil qui dispose : « Dès la réception de la demande d’ordonnance de protection, le juge convoque, par tous moyens adaptés, pour une audience, la partie demanderesse et la partie défenderesse ». L’amendement modifie en remplaçant « par tous moyens adaptés » par la phrase « par voie de signification à la charge du ministère public ou par voie administrative ».

Si cette modification est conservée dans le texte lors de son adoption définitive, ce qui est probable en raison de la levée de boucliers contre le décret, ce dernier sera neutralisé et la victime déchargée de l’obligation de signifier elle-même l’ordonnance au défendeur. L’effet néfaste du décret devrait donc vraisemblablement disparaître dans la prochaine loi sur les violences conjugales. Néanmoins, cet épisode interroge sur la discordance entre un volontarisme politique affiché de lutter contre les violences familiales et la production d’un texte incompatible avec un dispositif de soutien aux victimes par le pouvoir exécutif. La vigilance reste donc de mise pour garantir une évolution réelle dans la lutte contre les violences conjugales.