Par Sabrina Robert-Cuendet, Professeur de droit international et européen, Le Mans Université

À la fin du mois d’avril 2021, la Commission européenne a accepté la requête formulée par l’Autorité française de la concurrence demandant d’examiner le projet d’acquisition de Grail, une start-up californienne spécialisée dans la recherche du dépistage du cancer, par l’entreprise américaine de biotechnologie Illumina. Cette décision est inédite : jusqu’à peu, ce type d’opérations échappait au contrôle de l’autorité européenne de la concurrence ; mais la Commission a mis au point une nouvelle doctrine qui vise à protéger les jeunes pousses des risques d’« acquisition tueuse » par les entreprises en position de force sur le marché. Ce nouveau positionnement vient confirmer un renforcement plus général des mécanismes de protection du marché européen.

En avril 2021, la Commission européenne a accepté d’examiner le projet d’acquisition de Grail, une start-up de dépistage du cancer, par l’entreprise américaine de biotechnologie Illumina. En quoi cette décision est inédite ?

Le contrôle des concentrations – qui prennent la forme soit de fusions entre deux ou plusieurs entreprises soit d’acquisitions d’une entreprise par une autre – relève du droit de la concurrence. Ce contrôle vise à vérifier que ce type d’opérations n’assèche pas le jeu de la concurrence sur un marché donné, au profit de quelques entreprises dominantes.

Au sein du marché commun, c’est à la Commission européenne qu’il revient d’examiner les projets de concentration qui peuvent entraver de manière significative la concurrence effective, mais à condition qu’il s’agisse de concentrations de dimension européenne. Le règlement n° 139/2004 du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations définit cette notion par rapport au seul critère du chiffre d’affaires des entreprises concernées : doivent être notifiés à la Commission européenne les projets de concentration qui représentent au moins 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires total réalisé sur le plan mondial par l’ensemble des entreprises concernées et au moins 250 millions d’euros de chiffre d’affaires total réalisé individuellement au sein de l’UE par au moins deux des entreprises concernées. En revanche, par principe, la Commission européenne n’a pas à connaître des concentrations qui tombent en deçà de ces seuils financiers. Là, conformément à la logique de réciprocité, ce sont les droits nationaux des États membres qui s’appliquent, sous la responsabilité de leur autorité de régulation respective.

Le Règlement de 2004 prévoit que, par exception, un ou plusieurs États peuvent demander à la Commission d’examiner une concentration qui, bien qu’elle ne soit pas de dimension européenne, affecte le commerce entre États membres et menace d’affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des États membres qui formulent cette demande (article 22). Dans une première communication sur le renvoi des affaires en matière de concentration de 2005, la Commission européenne précisait la manière dont les États pouvaient identifier ces concentrations. Mais elle insistait surtout sur le fait que le renvoi à la Commission devait rester très exceptionnel. Dans une autre communication en date du 31 mars 2021, la Commission change radicalement de doctrine. La Commission encourage les autorités nationales à lui renvoyer les opérations pour lesquelles elle n’est pas, par principe, compétente mais qui peuvent affecter la concurrence sur le marché commun parce qu’elles concernent des jeunes pousses dont le chiffre d’affaires ne reflète pas encore tout le potentiel. Cette nouvelle doctrine vise à bloquer les « acquisitions tueuses » de start-up, lorsque des entreprises rachètent des concurrents naissants uniquement dans le but de faire obstacle à l’émergence de futurs rivaux. La décision de la Commission d’accepter d’examiner le cas du rachat de Grail par Illumina est la première prise sur la base de cette nouvelle doctrine puisque le droit de la concurrence lui permet d’examiner, en plus des opérations qui concernent des entreprises européennes, des projets qui impliquent des opérateurs hors-UE dès lors qu’ils déploient sur le marché intérieur des activités substantielles.

Comment la nouvelle doctrine de la Commission européenne relative aux concentrations va-t-elle permettre de mieux protéger le marché intérieur européen ?

Le secteur de l’économie numérique a notoirement fait l’expérience de ces killer acquisitions. Les GAFAM ont racheté de nombreuses pépites prometteuses, de sorte de neutraliser de potentiels concurrents, sans qu’aucun contrôle ne puisse être effectué. Comme le montre l’exemple de Grail, mais aussi, en plein cœur de la crise sanitaire du Covid-19, la tentative de rachat américain du laboratoire allemand Curevac, le secteur pharmaceutique est aussi concerné. Les risques liés à ces opérations sont multiples : le maintien de quasi-monopoles par les entreprises les plus puissantes ; l’enterrement de projets d’innovation qui à terme pourraient devenir compétitifs ; le maintien de la dépendance économique et technologique des États face à quelques opérateurs dominants.

Avec cette nouvelle doctrine, la Commission européenne s’arme de moyens supplémentaires pour défendre le dynamisme du marché, au-delà des seuls intérêts des start-up elles-mêmes. Pour autant, la mise en œuvre de cette nouvelle approche n’est pas évidente. Les killer acquisitions sont des comportements qui sont détectables ex post. Il est beaucoup plus difficile de sonder les intentions de l’entreprise en amont de l’opération et le risque est que l’appréciation de la Commission européenne, qui peut s’opposer à l’opération ou demander des mesures d’atténuation (comme par exemple la cession de parts détenues dans une autre entreprise), soit faite en opportunité. Pour remédier à cette difficulté, les orientations de mars 2021 précisent qu’un renvoi à la Commission reste possible, même si l’opération a par ailleurs déjà été examinée au niveau national et que la fusion ou acquisition a déjà eu lieu. Au-delà d’un délai de six mois après la date de réalisation effective de l’opération, la Commission devrait considérer le renvoi comme déraisonnable. Mais cela laisse quelques mois d’incertitude juridique pour les entreprises concernées.

L’opération Illumina / Grail montre que les entreprises pourraient chercher à contester cette nouvelle doctrine. Un recours contre la décision de l’Autorité de la concurrence de renvoyer l’affaire à la Commission a été adressé au Conseil d’État qui a toutefois rejeté sa compétence (CE, 1er avril 2021, n° 450878) et Illumina a engagé une action contre la décision de la Commission européenne d’examiner l’opération, devant la Cour de Luxembourg (Aff. T-227/21). Sans préjuger de ce que les juges européens pourront dire des nouveaux pouvoirs que la Commission s’est octroyés (sans passer par un amendement du Règlement de 2004 mais par la simple voie du droit souple), il faut toutefois rappeler que les moyens à la disposition de l’autorité européenne restent bien en-deçà de ce que permet le droit américain (avec notamment la possibilité d’un contrôle ex post dix ans après la réalisation de l’opération).

La nouvelle doctrine européenne préfigure-t-elle un changement plus structurel dans la politique de la concurrence de l’UE ?

Assurément, la nouvelle doctrine européenne relative aux concentrations n’est pas un acte isolé. Elle s’inscrit dans un ensemble de mesures prises depuis peu par la Commission européenne pour renforcer ses pouvoirs de contrôle du marché intérieur, dans le but d’assurer le libre jeu de la concurrence, mais aussi, en creux, dans celui de protéger les intérêts économiques de l’UE. Autrement dit, il s’agit pour la Commission européenne de rompre avec le libéralisme naïf dont se défendait déjà l’ancien président Juncker, lors de son discours sur l’état de l’Union en 2017. L’adoption, en 2019, du Règlement établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union afin de lutter contre les « acquisitions prédatrices » d’actifs européens stratégiques et plus récemment le projet de règlement sur les subventions étrangères ayant un effet de distorsion sur le marché intérieur (mai 2021) participent, avec la nouvelle politique relative aux concentrations, à la transition vers un libéralisme maîtrisé. C’est l’un des objectifs essentiels de la stratégie industrielle actualisée de renforcer l’autonomie économique de l’UE. La survenance de la crise de la Covid-19 n’est pas étrangère à l’accélération des mesures adoptées dans le but de mieux contrôler la structure du marché européen. Cette période de trouble permet d’identifier les secteurs sensibles et les acteurs clés sur le fondement desquels peut être renforcée la souveraineté économique de l’Europe.

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