Par Emmanuel Derieux, Professeur de droit des médias à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2). Auteur notamment de Droit des médias. Droit français, européen et international, Lextenso-LGDJ, 8e éd., 2018, 991 p.

Le souci, récemment manifesté, de l’Union européenne, de renforcer la lutte contre la désinformation au travers des services de communication au public en ligne constitue une occasion d’évoquer l’importance de la question, ce qui a déjà été entrepris et ce qui est actuellement envisagé en la matière.

Qu’entend-on par désinformation en ligne ?

Démultipliant les sources d’information à la disposition de chacun, les services de communication au public en ligne ont ainsi fortement accru les risques de désinformation. Les campagnes électorales, les affaires policières et judiciaires, la réalité climatique ou la période de la Covid 19 et les questions relatives à l’origine de la pandémie, aux traitements et à la vaccination, ont fourni de multiples exemples de diffusion de messages erronés ou infondés, complotistes ou conspirationnistes, qui, même sans être constitutifs d’infractions, relèvent d’une telle forme de désinformation.

Dans la Communication de la Commission européenne, de 2018, intitulée « Lutter contre la désinformation en ligne : une approche européenne », il est fait mention de ce que « l’exposition des citoyens à la désinformation à grande échelle […] constitue un défi majeur pour l’Europe » et de ce que les médias sociaux en ligne sont des vecteurs « de désinformation à une échelle jamais atteinte ». Y sont tenues comme relevant de la « désinformation » les « informations fausses, inexactes ou trompeuses qui sont fabriquées, présentées et diffusées dans un but lucratif ou de manière à causer une préjudice public », et qui « mettent en péril les processus et valeurs démocratiques », mais qui ne sont cependant pas actuellement considérées comme illégales ou comme constituant des infractions. De telles fausses informations sont perçues comme représentant un grave danger pour la démocratie.

Dans le Code européen dit « de bonnes pratiques contre la désinformation », sont ainsi visées les informations « fausses ou trompeuses, qui sont cumulativement créées, présentées et diffusées dans un but lucratif ou dans l’intention délibérée de tromper le public, et susceptibles de causer un préjudice public, au sens de menaces au processus politiques et d’élaboration des politiques démocratiques et aux biens publics, tels que la protection de la santé des citoyens, l’environnement ou la sécurité ».

Apparaît ainsi un délicat problème de conciliation entre la liberté d’expression et de communication, d’une part, et le fait de prémunir contre des informations qui, sans être constitutives d’infractions, seraient intentionnellement inexactes ou faussées.

Quels sont les éléments d’encadrement actuels ?

Les actuels éléments d’encadrement européen des services de communication au public en ligne, incluant les pratiques de désinformation, relèvent, pour partie, de la directive 2000/31/CE, du 8 juin 2000, dite directive sur le commerce électronique, et, de façon plus récente, d’un Code de bonnes pratiques, relevant d’un système d’autorégulation ou de corégulation, à l’élaboration duquel les instances européennes ont fortement contribué.

Cherchant à assurer la conciliation entre la « libre circulation des services de la société de l’information » et spécifiquement la liberté de communication, d’une part, et la lutte contre les contenus indésirables, la directive du 8 juin 2000 repose notamment sur le principe de non-responsabilité ou, à tout le moins, de responsabilité conditionnelle ou limitée des prestataires techniques. A leur profit, il est posé que les Etats membres ne doivent pas leur imposer « une obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent, ou une obligation générale de rechercher activement des faits ou des circonstances relevant des activités illicites ».

Par l’actuel Code européen des bonnes pratiques contre la désinformation de 2018, les signataires reconnaissent notamment l’importance de « prévoir des garanties contre la désinformation », d’« améliorer le contrôle des placements de publicité afin de réduire les recettes des vecteurs de désinformation », de « garantir la transparence au sujet de la publicité à caractère politique », d’« appliquer et promouvoir des politiques raisonnables contre les présentations erronées des faits », de prendre « des mesures à l’encontre des comptes qui ont pour objectif de propager des éléments de désinformation ».

Ledit Code a bénéficié de l’adhésion immédiate de Google, Facebook, Twitter et Microsoft et, plus récemment, de TikTok et Mozilla, mais pas d’Amazon et d’Apple. De plus, il n’a pas été bien rigoureusement respecté par ses signataires. C’est cependant la première fois que les services concernés ont accepté de s’engager à l’égard de règles visant à lutter contre la désinformation en ligne. Convient-il de l’étendre et de le renforcer ?

Un encadrement plus ambitieux est-il juridiquement possible ?

Dans sa récente intervention relative à la lutte contre la désinformation en ligne, la Commission européenne a mis l’accent sur la nécessité de revoir le contenu des dispositions du Code de bonne conduite, de manière à en conforter l’application. Dans le même temps, est en cours d’élaboration une proposition de Règlement relatif au marché intérieur des services numériques, plus connu sous le nom de Digital Services Act, modifiant la directive 2000/31/CE (A ce sujet, v. article « Nouvelle législation européenne sur l’économie numérique : ce qu’on peut attendre du Digital Services Act » de Florence G’Sell et Filippo Lancieri).

Le Code de bonne conduite n’ayant pas été bien rigoureusement respecté, les institutions européennes éprouvent le besoin de l’élargir, dans l’espoir notamment d’obtenir l’adhésion d’Amazon et d’Apple, et, dans le même temps, d’intégrer de nouveaux engagements et de le rendre plus contraignant. Les géants du numérique y seraient appelés à aller plus loin dans la lutte contre la désinformation. Les plateformes y seraient invitées, dans une démarche volontaire, à donner plus de pouvoirs à leurs utilisateurs, notamment en matière de signalement de contenus problématiques ou de demande de suspension de comptes diffusant de fausses informations. Il est cependant exclu d’imposer le retrait de contenus considérés comme relevant de la désinformation.

Actuellement en cours de discussion, la Proposition de Règlement des services numériques mentionne que ceux-ci ont transformé la manière de communiquer et qu’ils sont « la source de risques et de défis nouveaux ». Y est soulignée « la nécessité de garantir la clarté juridique pour les plateformes et les utilisateurs ainsi que le respect des droits fondamentaux » et fait appel à l’harmonisation « des règles concernant les exemptions de responsabilité et la modération de contenu ». Un souci particulier y est exprimé à l’égard de « l’utilisation de techniques de manipulation ». Allusion y est faite aux « initiatives d’autorégulation » et aux « accords volontaires négociés entre toutes les parties concernées », et spécifiquement à « un code de bonnes pratiques révisé et renforcé contre la désinformation ». Il y est mentionné que « la Commission publiera des orientations pour le renforcement du Code de bonnes pratiques contre la désinformation » et qu’elle facilitera « l’élaboration de codes de conduite au niveau de l’Union pour contribuer à la bonne application du présent Règlement ».

Toute tentative d’élargissement du champ d’application et de renforcement des instruments de lutte contre la désinformation en ligne, y incluant des codes de bonne pratique relevant de l’autorégulation ou de la corégulation, dès lors notamment que les messages en cause ne sont pas constitutifs d’infractions, se heurte à la nécessité d’en assurer la conciliation avec le principe et les exigences de la liberté de communication et à la réalité d’une diffusion sans frontières dans un espace qui est bien plus large que celui de la seule Union européenne.

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