Le 24 mai dernier, onze familles d’Europe, d’Afrique et du Pacifique ont formé un recours contre la politique climatique de l’Union européenne (UE), accusant le législateur européen de ne pas lutter suffisamment efficacement contre les changements climatiques. Décryptage avec Eve Truilhé-Marengo, Directrice de recherche au CNRS, Chargée d’enseignement à la Faculté de droit d’Aix-Marseille et de Toulon et Responsable de la Clinique juridique de l’environnement.

« La requête innove en ce qu’elle invoque des atteintes aux droits fondamentaux des requérants ou les droits des générations futures »

Quelle est la teneur de cette requête ?

Le recours adressé au Tribunal de l’Union européenne, compétent pour statuer sur les recours formés par des particuliers, demande à ce que les objectifs de l’Union à l’horizon 2030 – baisse d’au moins 40 % de ses émissions de gaz à effet de serre par rapport aux niveaux de 1990 – soient reconnus comme insuffisants pour garantir les droits fondamentaux à la vie, la santé, la propriété des populations, et pour atteindre les objectifs fixés par l’accord de Paris sur le climat. Les familles (apiculteurs Portugais dont l’activité est menacée par la variabilité des températures affectant les abeilles, professionnels italiens souffrant économiquement de l’absence de neige et de glace, famille Kenyane dont la santé et l’accès à l’éducation sont mis en danger par les vagues de chaleur, les sécheresses et la désertification ou des Fidjienne, affectées par la multiplication et l’intensification des cyclones et la hausse des températures) demandent à l’Union européenne de rehausser ses ambitions, et d’agir concrètement pour atteindre ces objectifs.

Soutenues par la fédération d’associations européennes CAN Europe et défendues par trois avocats allemands et britannique, les familles forment un recours en annulation (article 263 TFUE) s’agissant des trois paquets législatifs récents fixant la politique climatique de l’Union pour la période 2021-2030 : ​​directive 2018/410​ ​du 14 mars 2018 établissant le système d’échange de quotas d’émission (SEQE), règlement relatif aux réductions annuelles contraignantes des émissions des États membres de 2021 à 2030 qui fixe des objectifs pour les activités non couvertes par le marché carbone (transports, agriculture, bâtiment), règlement ​relatif à la prise en compte des émissions résultant de l’utilisation des terres, du changement d’affectation des terres et de la foresterie. Elles entendent également, sur la base de l’article 340 du TFUE, engager la responsabilité de l’Union pour les dommages causés par les changements climatiques à leur santé, leurs biens et leurs revenus.

En quoi ce recours constitue-t-il une « première » ?

Les recours juridictionnels formés en matière de lutte contre le changement climatique ne sont plus une nouveauté. Face à l’insuffisance des engagements étatiques et à l’urgence climatique, les « procès climatiques » semblent au contraire constituer une lame de fond. Selon un récent rapport du Sabin Center de l’Université de Columbia on dénombre environ 900 affaires au sein de vingt-quatre pays. Le 24 juin 2015, pour la première fois, un Etat (les Pays-Bas) était condamné par la justice, après une plainte de l’ONG Urgenda, à prendre immédiatement de plus fortes mesures pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Ce type de décision se multiplie au niveau national. En revanche c’est le premier recours de ce type formé contre la politique de l’Union européenne devant son juge. Et la requête innove sans doute également en ce qu’elle invoque des atteintes aux droits fondamentaux des requérants ou les droits des générations futures, comme le souligne Christel Cournil qui suit de près les procès climatiques.

Quelles sont les chances de succès d’un tel recours ?

La recevabilité de la requête s’annonce comme un verrou important et il est clair qu’au-delà du domaine de la lutte contre le changement climatique, la requête déposée s’avère particulièrement intéressante s’agissant des conditions de recevabilité des recours en annulation.  Le recours est formé par des personnes privées (des familles et une Association) or, délimitées à l’article 263 du TFUE, les conditions d’ouverture du recours en annulation, permettant à des personnes privées de demander l’annulation d’un acte de droit de l’UE demeurent étroites malgré l’élargissement opéré par le Traité de Lisbonne (voir : http://www.revuedlf.com/droit-ue/lacces-au-juge-dans-le-domaine-de-lenvironnement-le-hiatus-du-droit-de-lunion-europeenne/). Toute personne physique ou morale peut d’abord former un recours contre un acte dont elle n’est pas le destinataire, mais qui la concernent directement et individuellement mais aussi, c’est l’apport du Traité de Lisbonne, « contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d’exécution ». Cette dernière hypothèse, qui a vocation à élargir le droit de recours des personnes physiques et morales, ne paraît pas être invocable ici. Les requérantes doivent donc de prouver que le critère de l’affectation « individuelle » est rempli en l’espèce. Elles tentent donc de démontrer, conformément au test Plaumann (CJCE, 15 juillet 1963, Plaumann / Commission, aff. 25/62) que l’acte atteint le requérant « en raison de certaines qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui le caractérise par rapport à toute autre personne et, de ce fait, l’individualise d’une manière analogue à celle d’un destinataire ». La requête fait référence aux situations particulières de chacune des familles qui souffre de manière spécifique des conséquences du changement climatique. Conscientes que cette argumentation ne sera pas forcément accueillie, les requérantes plaident à titre subsidiaire pour un assouplissement du test Plaumann au nom des arguments déjà largement développés dans le passé. Pas sûr du tout que cela fonctionne, aucune exception procédurale environnementale n’a jamais été admise qui tiendrait compte du fait qu’en matière environnementale les intérêts sont par nature collectifs et qu’il est donc difficile d’identifier un cercle fermé de requérants satisfaisant aux critères retenus par la jurisprudence.

L’action en responsabilité apparaît a priori plus ouverte puisqu’aucune condition n’est imposée quant à l’intérêt pour agir des requérants. Toutefois, sur le fond, cela s’avère difficile. Les conditions, posées par la Cour de justice, sont appréhendées strictement. Il faut d’abord prouver une « violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers ». La responsabilité de l’Union par exemple n’a pas été retenue pour les mesures d’urgence interdisant la pêche du thon rouge adoptées par la Commission dans la mesure où elles sont prévues par le règlement relatif à la conservation et à l’exploitation durable des ressources halieutiques (CJUE, 14 octobre 2014, Jean-François Giordano c/ Commission, Aff. C-611/12 P). L’issue de l’action en annulation, sur le fond, est également incertaine. Notons d’abord que le juge de l’Union est généralement peu enclin à censurer un acte adopté par le législateur considérant que celui-ci dispose d’un large pouvoir d’appréciation. Il sera sans doute difficile de prouver l’insuffisance des mesures prises par l’Union européenne au regard des droits fondamentaux invoqués mais également au regard des objectifs de l’Accord de Paris. Force est de constater que la politique de l’Union en matière climatique est l’une des plus ambitieuses du monde. On ne peut pourtant écarter un engagement politique fort du Tribunal qui pourrait admettre la validité des griefs. On pense par exemple à l’exclusion de certains domaines économiques du SEQE qui représentent près de 60 % des émissions nationales totales de l’UE. Rappelons pour conclure qu’un tel arrêt ne manquerait pas de faire l’objet d’un appel devant la Cour.

Par Eve Truilhé-Marengo