Par Didier Rebut – Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas – Directeur de l’Institut de criminologie et de droit pénal de Paris – Membre du Club des juristes

Le Parquet National antiterroriste (PNAT) a publié un communiqué de presse le 5 avril 2022 pour informer de l’ouverture de trois enquêtes pour crimes de guerre qui auraient été commis contre des ressortissants français en Ukraine.

Pourquoi le Parquet National Antiterroriste français est-il compétent pour ouvrir des enquêtes pour des crimes de guerre commis en Ukraine ?

Ces enquêtes sont fondées sur la compétence liée à la nationalité française de la victime. Le Code pénal prévoit plusieurs cas de compétence française pour des infractions commises à l’étranger. L’un de ces cas est précisément celui où un crime ou un délit a été commis à l’étranger contre une personne de nationalité française. On parle, dans cette hypothèse, de compétence personnelle passive. Cette expression se comprend par rapport à celle de compétence personnelle active, qui correspond à la compétence applicable aux crimes et à certains délits commis à l’étranger par des français. La compétence personnelle passive peut être mise en œuvre du seul fait que la victime présumée est de nationalité française. Il n’est pas exigé que cette victime réside en France ou, à l’inverse, que l’auteur présumé réside ou soit présent en France. On la justifie par le devoir de protection de la France envers ses nationaux où qu’ils se trouvent.

L’ouverture de ces enquêtes par le PNAT s’explique par sa compétence dans ce domaine. Le Code de procédure pénale donne en effet compétence au PNAT pour la poursuite, l’instruction et le jugement des crimes contre l’humanité et des crimes et délits de guerre. C’est ce qui explique que ce communiqué de presse émane du PNAT. Ce communiqué mentionne trois enquêtes parce que les faits sont a priori sans lien les uns avec les autres, ayant été commis par des auteurs différents contre des victimes différentes dans des lieux différents. Il fait aussi état d’une enquête qui a été ouverte le 18 mars 2022 pour crime de guerre à la suite du décès d’un journaliste franco-irlandais en Ukraine. C’est donc quatre enquêtes pour crimes de guerre qui ont été ouvertes au PNAT et qui portent sur le conflit en Ukraine. Il s’agit apparemment des premières enquêtes pour crimes de guerre ouvertes par le PNAT.

Quels sont les faits faisant l’objet de ces enquêtes pour crimes de guerre ?

Ces crimes sont définis aux articles 461-1 et suivants du Code pénal. Ces articles ont été créés par une loi du 9 août 2010. Ils reprennent la définition des crimes de guerre par le statut de la Cour pénale internationale. Ce statut a lui-même repris la définition des crimes de guerre par les quatre des quatre conventions de Genève du 17 août 1949 et son Protocole additionnel du 8 juin 1977 sur la protection des victimes de guerre et par les conventions de La Haye de 1899 et 1907 sur la conduite des hostilités. Les crimes de guerre prévus par le Code pénal sont donc identiques à ceux du droit international humanitaire ou droit des conflits armés. Il convient cependant d’insister sur le fait que la poursuite par la France de crimes de guerre n’intervient pas en application du droit international mais en application des infractions prévues par droit pénal français. Les enquêtes ouvertes par le PNT sont fondées sur les articles 461-1 et suivants du Code pénal et non sur le statut de la CPI ou des conventions internationales applicables aux conflits armés.

En l’occurrence, le communiqué de presse énonce que des ressortissants auraient été victimes d’atteinte volontaire à leur intégrité physique, d’attaques délibérées alors qu’elles ne prenaient pas part aux hostilités, de privations de biens indispensables à leur survie et d’attaques délibérées contre leurs biens comme des vols et des destructions ou détériorations de biens. Ces faits correspondent aux crimes de guerre définis respectivement par les articles 461-2, 461-9, 461-16, et 461-25 du Code pénal. Cette qualification de crime de guerre suppose qu’ils ont été commis en violation des lois et coutume de la guerre ou des conventions internationales applicables aux conflits armés.

Comment mener en France ces enquêtes qui concernent des faits commis à l’étranger dans un pays en guerre ? Quelles peuvent être leur issue ?

Il n’est jamais facile d’enquêter sur des faits commis à l’étranger où les autorités françaises n’ont aucun pouvoir. Ces investigations doivent être acceptées par les autorités étrangères et elles sont généralement conduites par des agents étrangers que les policiers et magistrats français sont seulement autorisés à accompagner. Ces contraintes sont évidemment plus grandes dans un pays en guerre où il est sans doute très difficile d’accéder aux lieux où les faits auraient été commis.

Les enquêteurs peuvent commencer à recueillir des témoignages, ce qui peut être fait à distance. Ces témoignages sont évidemment ceux des victimes mais aussi de témoins ou même des journalistes. Ils peuvent aussi avoir communication d’éléments recueillis par les ONG, les autorités ukrainiennes ou toute autre autorité présente sur le terrain ou ayant fait des observations y compris à distance. Les informations données par les analystes militaires qui suivent les opérations peuvent aussi être précieuses pour en reconstituer avec précision le déroulement. Il conviendra-quand cela sera possible- de se rendre sur les lieux des crimes. Il est certain que la bonne conduite de ces enquêtes nécessite une grande coopération avec l’ensemble des autorités et entités susceptibles d’avoir fait des observations et analyses. Cette coopération devrait être facilitée par la poursuite d’un objectif commun qui est le rassemblement de preuves pour identifier et poursuivre les auteurs des crimes de guerre qui auraient été commis.

Ces enquêtes peuvent avoir pour issue de déclencher des poursuites en France par l’ouverture d’informations judiciaires, c’est-à-dire la désignation d’un juge d’instruction, et la saisine de juridictions de jugement. Ces phases ne pourront être mises en œuvre qu’après un recueil suffisant d’indices de commission de crimes de guerre relevant de la compétence française. Il est évident que la perspective d’un procès est assez lointaine, laquelle nécessitera d’avoir identifié les auteurs des crimes de guerre poursuivis et d’avoir suffisamment de preuves à leur encontre pour établir que les faits commis sont constitutifs de crimes de guerre et que ces faits peuvent leur être imputés comme auteurs ou complices. En revanche, un procès pourrait avoir lieu en l’absence des personnes poursuivies, étant donné que le droit français n’en fait pas une condition. Il est en effet possible en France de tenir un procès par défaut et de prononcer une condamnation alors même que la personne poursuivie n’a pas comparu. Dans cette hypothèse, la condamnation est suivie de la délivrance d’un mandat d’arrêt international visant à obtenir l’arrestation et l’extradition de la personne condamnée vers la France. Cette possibilité d’un jugement par défaut est une différence avec la procédure devant la CPI qui n’admet pas de procès par défaut.

Des enquêtes et poursuites en France pour des crimes de guerre dont les victimes ne seraient pas françaises mais ukrainiennes sont-elles envisageables ?

La France prévoit une compétence pour les crimes et délits de guerre commis à l’étranger par des auteurs étrangers contre des victimes étrangères. Celle-ci est prévue par l’article 689-11 3° du Code de procédure pénale. On parle souvent à son propos de compétence universelle, parce qu’elle porte sur des infractions qui ne sont pas rattachées à la France par leur commission sur son territoire ou par la nationalité française de leur auteur ou de leur victime.

Cette compétence universelle est néanmoins soumise à une condition de résidence habituelle de l’auteur sur le territoire français à l’instar de la compétence universelle pour crimes contre l’humanité. Cette condition de résidence habituelle est propre à ces deux cas de compétence universelle. Elle n’est pas prévue pour les autres cas comme la torture ou le crime dit de disparition forcée. C’est pourquoi elle est très critiquée par les ONG qui considèrent qu’elle diminue grandement l’effectivité de la compétence universelle pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre.

La condition de résidence habituelle en France de l’auteur présumé rend difficile la compétence française pour des crimes de guerre sur des victimes ukrainiennes, étant donné qu’elle nécessiterait d’établir que leurs auteurs – qui sont a priori des militaires russes voire des personnalités politiques russes- résident habituellement en France, ce qui ne devrait pas être le cas. On peut donc penser que la France ne devrait pas pouvoir engager des poursuites pour des crimes de guerre dont les victimes sont ukrainiennes.

Il ne pourra en aller autrement qu’au cas où des crimes commis sur des victimes ukrainiennes seraient jugés indivisibles de crimes commis contre des victimes françaises. La Cour de cassation considère en effet que des faits commis à l’étranger par des étrangers contre des victimes étrangères peuvent être jugés en France s’ils sont indivisibles de faits qui relèvent de la compétence française. Cette jurisprudence pourrait s’appliquer à des crimes commis contre des victimes ukrainiennes, dès lors que ces crimes seraient considérés comme indivisibles de crimes de guerre commis contre des ressortissants français.

C’est une possibilité qui est néanmoins limitée, puisqu’elle suppose la commission de crimes de guerre contre des français et la commission de crimes de guerre contre des ukrainiens dans des conditions caractérisant un lien d’indivisibilité entre ces crimes, c’est-à-dire dans des conditions où ces crimes sont, en quelque sorte, imbriqués matériellement les uns dans les autres.

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