Par K. Blay-Grabarczyk – Maître de conférences à l’Université de Montpellier
Dans son arrêt du 3 novembre 2022, Loste contre France, la Cour EDH condamne la France pour violation des articles 13 (droit à un recours effectif), 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants) et 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion) de la Convention EDH. Cette triple condamnation met tout particulièrement en lumière les carences des services sociaux français vis-à-vis d’une enfant placée en famille d’accueil.

Quels sont les faits en cause et qu’est-il reproché à l’État français par la requérante ? 

A l’âge de 5 ans, la requérante a été confiée, suite à une décision de justice, aux services de l’aide sociale à l’enfance (ASE), puis placée dans une famille d’accueil. Peu après son arrivée, la requérante a été victime d’abus sexuels par le père de famille qui ont ensuite perduré pendant plusieurs années. En outre, en acceptant sa prise en charge, la famille d’accueil a signé un contrat avec l’ASE prévoyant une clause de neutralité politique, philosophique et religieuse vis-à-vis de la requérante. Or, cette dernière a été élevée dans la foi pratiquée par la famille d’accueil, membres des Témoins de Jéhovah.

Libérée de l’emprise de sa famille d’accueil et de sa congrégation religieuse, la requérante a entamé, dès 1999, diverses actions visant à reconnaître la responsabilité de l’État français, celui-ci ne l’ayant, à ses yeux, pas suffisamment protégé des abus sexuels et du prosélytisme religieux de sa famille d’accueil. Les procédures pénales engagées par la requérante pour viol, violences sexuelles et atteintes à la pudeur (plainte auprès du Procureur de la République et plainte avec constitution de partie civile) se sont respectivement soldées par un classement sans suite et un non-lieu en raison des délais de prescription en matière pénale en vigueur à l’époque des faits.

Les procédures devant les juridictions administratives pour obtenir l’indemnisation du préjudice subi du fait des mauvais traitements se sont également soldées par divers échecs successifs. Tout particulièrement, le recours dirigé contre le Conseil Départemental dont dépendaient les services de l’ASE a été rejeté en raison de sa prescription quadriennale prévue par la loi du 31 décembre 1968. La question centrale de ce recours concernait ainsi le point de départ du délai pour agir de la requérante. En effet, ce dernier a été fixé en 1994, date à laquelle la requérante s’était livrée sur les abus subis et avait cessé tout contact avec sa famille d’accueil.

Devant la Cour EDH, la requérante a souligné que l’application particulièrement rigide de la prescription quadriennale l’avait privé d’un recours effectif.

Elle a également soutenu que l’ASE ne l’avait pas suffisamment protégée des abus sexuels subis et l’avait ainsi exposée à des traitements inhumains et dégradants, reprochant notamment à l’institution un mécanisme de contrôle des familles d’accueil insuffisant.

Enfin, la requérante reproche à l’ASE (et donc à la France) de ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour contraindre la famille d’accueil à respecter la clause de neutralité religieuse aux termes de laquelle la famille d’accueil s’était engagée à respecter les convictions religieuses de l’enfant et de sa famille d’origine et d’avoir ainsi violé sa liberté de pensée, de conscience et de religion.

Quel est le raisonnement de la Cour EDH et sur quel fondement condamne-t-elle la France ? 

La Cour a commencé son analyse par la violation alléguée du droit à un recours effectif en raison de l’application des règles de la prescription quadriennale. A ses yeux, la France a bien mis en place un mécanisme permettant d’établir la responsabilité des organes ou des agents de l’État (la requérante a engagé des actions en indemnisation contre l’État et contre le Conseil Départemental). Elle a jugé également légitime de limiter dans le temps (en l’occurrence 4 ans) la possibilité d’engager une action en justice. En revanche, elle a considéré que l’application avec un formalisme excessif de ces règles dans le cas d’espèce emportait la violation de la Convention.

Plus précisément, les juridictions françaises auraient dû prendre en compte les procédures pénales et administratives entamées par la requérante dans l’appréciation de ce délai quadriennal. Pour la Cour EDH, le point de départ du délai de prescription quadriennal se situe ainsi en 1999, date à laquelle la requérante a demandé à consulter son dossier auprès des services de l’ASE et porté plainte auprès du Procureur de la République. Il est ainsi reproché aux juridictions administratives françaises d’avoir retenu comme date de point de départ 1994, année au cours de laquelle la requérante, âgée de 23 ans, s’était confiée pour la première fois à des membres de la communauté des Témoins de Jéhovah sur les abus qu’elle avait subis.

De même, la Cour EDH a considéré que les abus sexuels subis depuis l’âge de 5 ans par la requérante emportent la violation de l’article 3 de la Convention. En effet, il pèse sur l’État une obligation particulière de protection des enfants, personnes particulièrement vulnérables. Cette obligation est de plus renforcée lorsqu’il s’agit de garantir la santé et le bien-être de ceux-ci. La Cour EDH relève que la loi française prévoyait bien, à l’époque des faits, une visite obligatoire annuelle par l’ASE, des relations avec les directeurs des écoles ou encore des rapports périodiques et des compte rendus au juge. Toutefois, l’irrégularité des visites et le non-respect des obligations de suivi, pourtant bien imposées par la loi, ont engendré des carences suffisamment graves dans l’exécution par l’ASE de sa mission de surveillance et de contrôle pour conduire au constat de violation de la Convention EDH. Les services de l’État français n’ont ainsi pas pu établir de relation de confiance avec la requérante et constater les abus subis.

La Cour insiste notamment sur un point déjà mis en exergue dans sa jurisprudence antérieure (O’Keeffe c. Irlande), à savoir, « le seul fait pour les autorités nationales de ne pas avoir pris des mesures raisonnables disponibles (…) suffit à engager la responsabilité de l’État ».

Le même raisonnement conduit la Cour à constater la violation de l’article 9 en raison du non-respect par la famille d’accueil de la clause de neutralité, pourtant explicitement prévue dans la prise en charge de la requérante. Les carences des services de l’ASE n’ont pas non plus permis de connaître la religion de la famille d’accueil, leur prosélytisme et l’application stricte de leur croyance comme le refus d’une transfusion sanguine alors que la requérante avait subi un grave accident de circulation à l’âge de 17 ans. Bien que les services de l’ASE avaient été avertis de la position de la famille d’accueil par l’hôpital, ils n’avaient pour autant pas réagi.

Cette décision est-elle surprenante au regard notamment de la jurisprudence de la Cour EDH et quelle pourrait en être la portée ?

La solution adoptée dans l’affaire Loste n’est pas surprenante. La Cour européenne des droits de l’homme ne remet pas en cause le système français ou la conventionnalité de la législation interne. Elle reconnaît aussi traditionnellement la large marge d’appréciation des États quant à la fixation des délais légaux de prescription visant à garantir la sécurité juridique et à mettre un terme aux actions tardives. Elle rappelle avoir considéré comme raisonnable la prescription quadriennale française dans le domaine de la responsabilité administrative.

En revanche, la Cour souligne que dans les circonstances très particulières de l’espèce, l’application trop stricte de la loi de 1968 (qui permettait elle-même de fixer avec plus de souplesse le point de départ du délai pour agir de la requérante) a conduit au constat de la violation de la Convention EDH. En outre, au moment des faits, le droit interne français avait bien mis en place un cadre législatif approprié prévoyant des mécanismes permettant la prévention et la détection des risques de mauvais traitements au sein des familles d’accueil.

Cependant, sa mise en œuvre défaillante a également conduit au constat de violation des articles 3 et 9 de la Convention EDH.

La vulnérabilité particulière de la requérante et l’enchainement des carences dans l’application des dispositifs existants justifient donc pleinement ce triple constat de violation. Dans la lignée de la jurisprudence O’Keeffe, la Cour rappelle à l’État français son obligation de protection et de vigilance.

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