Par Emmanuel Aubin, Professeur de droit public, Vice-Président Relations sociales, Affaires juridiques et Éthique de l’Université de Poitiers, Directeur du master Droit des Collectivités territoriales Faculté de droit et IPAG

En censurant l’article 1er et par voie de conséquence les articles 2 et 4 de la proposition de loi sur la sûreté (Cons.const, décision n° 2020-805 DC du 7 août 2020), le Conseil constitutionnel a porté un rude coup à cette loi qui apportait, à l’évidence, une mauvaise réponse à la bonne question du risque de récidive des personnes condamnées à une peine d’emprisonnement (d’au moins 5 ans) pour terrorisme après qu’elles aient purgé leur peine. Le droit spécialement réservé aux terroristes condamnés et ayant purgé leur peine de prison peut-il « essentialiser » un risque de récidive en gravant dans le marbre de la loi ce que Robert Badinter avait qualifié en 2008, de « diagnostic aléatoire de la dangerosité criminologique » ? L’arsenal normatif visant à lutter contre le terrorisme peut-il, à l’aune des libertés constitutionnelles, aller jusqu’à prévenir électroniquement la récidive d’individus ayant purgé une peine de prison ?

Quel état le but de la loi qui a été censurée par le Conseil constitutionnel ?

La décision rappelle que la lutte contre le terrorisme fait partie intégrante de l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public. Il s’agit donc d’une feuille de route pour l’exécutif qui est soumis à une obligation de moyens. Jusqu’où peut-on aller dans cette lutte contre les personnes ayant commis des infractions terroristes et qui risquent de commettre un attentat à leur sortie de prison ? La fin incontestable – lutter sans relâche contre le terrorisme – justifie-t-elle tous les moyens envisagés à l’article 706-25-15 du Code de procédure pénale ? Le droit peut-il éviter un passage à l’acte en poussant le curseur de la suspicion jusqu’à la détection par une commission ad hoc d’un risque de récidive contenu par le contrôle à distance via l’électronique ? La fonction prédictive de la norme est au cœur de la proposition de loi censurée par le Conseil constitutionnel. Au 30 mars 2020, 534 personnes prévenues et condamnées étaient détenues pour des actes de terrorisme en lien avec la mouvance islamiste avec une projection de 40 libérations en 2020. Cette loi visait à éviter la sortie sèche d’auteurs d’infractions terroristes suspectés de récidiver après leur sortie de prison en raison d’une radicalisation constatée mais qui, en elle-même, ne constitue pas un délit ni un crime. La radicalisation confine-t-elle à une « dangerosité criminologique » justifiant, en plus des dispositifs qui existent déjà, l’atteinte aux libertés fondamentales de l’individu ayant purgé sa peine ? Le but de la loi était de réduire au maximum le risque de récidive notamment en plaçant ces anciens détenus sous surveillance électronique. La Constitution permet-elle de séparer le bon grain (le détenu moins ou peu dangereux) de l’ivraie (le détenu radicalisé et particulièrement dangereux dont on redoute la récidive) en rendant possible un « tri des âmes » ? Le dispositif était-il nécessaire alors qu’il est possible (Cons.const, déc. n° 2015-713 DC, 23 juill.2015) de procéder à une surveillance à distance en temps réel par la géolocalisation en temps réel du téléphone portable d’une personne et la localisation toujours en temps réel d’une personne, d’un véhicule ou d’un objet ?

Pourquoi la notion de « particulière dangerosité » posait-elle ici problème ?

La proposition de loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine n’a pas été rédigée ex nihilo. La loi n° 2008 a créé la mesure de sûreté pour « les personnes dont il est établi, à l’issue d’un réexamen de leur situation intervenant à la fin de l’exécution de leur peine, qu’elles présentent une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu’elles souffrent d’un trouble grave de la personnalité ». Écartelée entre « les repères juridiques et les interrogations cliniques » (La loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté : repères juridiques et interrogations cliniques, Santé publique 2009/4, vo.21, p.427), cette loi a été validée par la décision 2008-562 DC du 21 février 2008, le Conseil ayant rappelé que « la liberté individuelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire » (V. également, décision n° 2005-527 DC Du 8 déc.2005). En 2015, le Gouvernement avait interrogé le Conseil d’État sur la possibilité d’imposer des mesures privatives ou restrictives de liberté à des individus connus des services de police pour leur radicalisation et leur dangerosité. Le placement sous surveillance électronique avait été envisagé et le Conseil avait donné, à l’aune des exigences de la décision n° 2008-562, un feu vert conditionné par l’existence de sérieuses garanties (nécessité d’une telle mesure, procédure d’autorisation et de contrôle pour vérifier la réalité de la dangerosité et les risques encourus, pose du dispositif de surveillance subordonnée à l’accord de l’intéressé). En 2020, l’adhésion persistante à une idéologie dont on présuppose qu’elle alimentera la volonté de commettre une nouvelle infraction terroriste et la notion de « particulière dangerosité » ont amené le Conseil national des barreaux à évoquer « une peine après la peine ». La Commission nationale consultative des droits de l’homme a contesté cette mesure en relevant la fragilité et la subjectivité d’une telle qualification à l’aune de ses conséquences juridiques pour l’individu concerné. Le Conseil d’État a estimé que la dangerosité sans lien avec un trouble mental est exposée à une « grande subjectivité ou à des erreurs d’appréciation », la nécessité de la mesure appelant un « constat nuancé » (CE, avis n° 399857 du 11 juin 2020). Cohérent, le Conseil constitutionnel a censuré la loi en raison des atteintes inadaptées et disproportionnées aux libertés individuelles ; une façon de rappeler que le droit pénal – même non punitif – ne doit pas l’emporter sur le droit constitutionnel.

Que faire après la décision du Conseil constitutionnel ?

Les décisions du Conseil constitutionnel s’imposent aux autorités qui vont devoir trouver une autre voie juridique pour surveiller les anciens détenus radicalisés et prendre des mesures suffisantes et moins attentatoires aux droits et libertés garantis par la Constitution. Le député Eric Ciotti a écrit au Président de la République pour demander une révision de la Constitution visant à neutraliser la décision rendue par la juridiction constitutionnelle. Il y a eu trois précédents dont deux en 1993 – lois constitutionnelles du 27 juillet (avis conforme du CSM pour nommer les magistrats) et du 25 novembre (dérogation au droit d’asile après la censure de la loi Pasqua sur les étrangers) – et la loi constitutionnelle du 5 juillet 1999 sur la parité hommes-femmes dans la vie politique. Il est donc possible de surmonter la décision en modifiant le texte même de la Constitution mais l’histoire récente montre que la rencontre de la Constitution avec les dérogations liées au terrorisme comporte des risques que ne voudra probablement pas prendre l’exécutif sur un sujet aussi sensible. On se souvient de la disgrâce du précédent chef de l’État lorsqu’il avait évoqué, au lendemain des attentats de novembre 2015, devant le Congrès une révision de la Constitution pour créer une déchéance de la nationalité française aux binationaux condamnés pour des faits de terrorisme. Il avait dû renoncer à cette révision qui avait profondément divisé la société. Il en irait de même si, par extraordinaire, il était décidé de réviser la Constitution pour neutraliser la décision du Conseil constitutionnel. Dans une démocratie et un État de droit, c’est toujours le pouvoir exécutif qui a le dernier mot, le Conseil constitutionnel n’étant pas le souverain ; encore faut-il que ce dernier fasse preuve de sagesse en sachant « rendre les armes » du droit lorsque la censure est nette, tranchée et…sans recours y compris aux représentants de la Nation.