Par Lisa CarayonMaîtresse de conférences à l’université Sorbonne Paris Nord
Plusieurs média se sont fait l’écho de l’adoption par la Douma (la chambre basse de l’Assemblée fédérale de Russie), le 13 juillet dernier, d’une loi radicalement anti-trans. Ce texte, qui vient d’être signé par Vladimir Poutine, s’attaque aux personnes trans dans différents aspects de leurs vies. Lisa Carayon, Maîtresse de conférences à l’Université Sorbonne Paris Nord, nous livre une analyse de cette loi ainsi que du contexte dans lequel cette dernière a été adoptée.

Une nouvelle loi anti-trans vient d’être adoptée en Russie, que dit-elle ?

Tout d’abord, cette loi prohibe par principe les interventions chirurgicales ou l’administration de traitements hormonaux ayant pour but la transition de sexe. Or, rappelons que si toutes les personnes trans ne souhaitent pas avoir accès à ces soins, ils participent au bien-être mental et social de beaucoup d’autres. Ensuite, le nouveau texte interdit la modification de la mention du sexe à l’état civil et conduit à la dissolution des mariages des personnes trans – puisque ces unions seront de facto considérées comme homosexuelles et que le mariage entre personnes de même sexe n’est pas autorisé en Russie. Elle pose également le principe selon lequel les personnes trans ne pourront plus adopter d’enfants ou s’en voir confier la garde.

En revanche, la loi autorise toujours les traitements d’assignation de sexe pour les personnes considérées comme souffrant de « pathologies » hormonales ou du développement sexuel. Cette exception, accolée à une centralisation des autorisations de traitement par le Ministère de la santé, permet en réalité de poursuivre l’assignation médicale des personnes intersexes – notamment des enfants.

La conservation de cette possibilité d’assigner médicalement les personnes intersexes à un sexe permet de considérer que ce texte vise, non pas la préservation de l’intégrité corporelle des personnes, mais bien la conservation d’un « ordre du genre » traditionnel : la question ici est bien d’assurer la bipartition de l’humanité en deux catégories – hommes et femmes – immuables et hiérarchisées. Les personnes qui, naturellement, ne correspondent pas à ces catégories continueront d’y être assignées, y compris avec l’aide de la médecine ; celles qui souhaitent s’en extraire ou passer de l’une à l’autre en seront juridiquement empêchées et subiront pathologisation et restrictions de droits.

Dans quel contexte s’inscrit ce texte ?

         Sur le plan national, la Russie multiplie depuis de nombreuses années les dispositifs répressifs à l’égard des personnes LGBT+, rien de très étonnant donc à ce que le législateur poursuive dans la même voie. Mais sur un plan juridique, cette loi s’inscrit surtout dans le contexte de l’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe – et donc du champ d’application de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des Libertés fondamentales. La Cour européenne des droits de l’Homme est en effet, de longue date, très exigeante avec les États parties quant aux droits des personnes trans. Si elle n’a jusqu’ici jamais enjoint les États à autoriser les traitements médicaux de transition (CEDH, Y.Y. c. Turquie, 10 mars 2015), elle considère que le respect de la vie privée impose qu’ils permettent la modification de l’état civil et qu’ils ouvrent aux personnes tous les droits afférents à leur nouveau sexe, y compris le mariage (CEDH Goodwin c. RU et I. c. RU, 11 juil. 2002)[1].

Même si la Russie avait déjà choisi d’ignorer certaines condamnations de la Cour, le fait qu’elle ne soit plus du tout soumise à son autorité est évidement un élément qui facilite l’adoption de dispositions violant manifestement les droits des personnes LGBT+. La Russie franchit ici un nouveau pas alors qu’elle a déjà, par le passé, été condamnée pour les restrictions à la liberté d’association qu’elle a imposée à certaines organisations LGBT+ (CEDH Zhdanov et autres c. Russie, 16 juil. 2019) ou pour son inaction à l’égard des violences subies par ces communautés sur son territoire (CEDH Berkman c. Russie, 1er déc. 2020) .

La Russie est-elle isolée dans cette démarche « anti-trans » ?

         Non. Le dispositif russe, s’il est appliqué, s’annonce évidemment particulièrement violent. Mais il ne faut pas que la légitime indignation qu’il provoque fasse oublier que la régression des droits des personnes trans est une réalité dans de nombreux États, y compris dans des systèmes considérés comme démocratiques.

Plusieurs États des États-Unis, parfois sous le prétexte de « protéger les mineurs », ont ainsi dernièrement adoptées ou mis à la discussion des textes qui, en plus d’interdire les traitements médicaux de transition chez les personnes mineures, prohibent par exemple l’usage des prénoms choisis à l’école ou encore l’évocation de la transidentité lors des formations scolaires à la santé sexuelle.

Comme tous les groupes minoritaires et minorisés, les personnes trans sont souvent les premières victimes des gouvernements conservateurs qui promeuvent une vision figée des identités et un ordre social tourné vers des valeurs traditionnelles, sexistes et patriarcales. Les restrictions de droit subies par les personnes trans sont généralement annonciatrices de mesures visant des groupes plus larges. En Italie par exemple, qui ne dispose pas d’un mécanisme législatif clair concernant la filiation des couples lesbiens ayant eu recours à des assistances médicales à procréation (AMP) à l’étranger, le Parquet de Padoue a récemment contesté la transcription d’actes de naissance portant une double filiation maternelle, afin de ne faire apparaître que la maternité de celle des deux femmes ayant mené la grossesse. Et l’on sait que les mouvements « anti-LBGT » que l’on observe par exemple en Pologne s’accompagnent, dans le même temps, d’attaques contre le droit à l’avortement. La France, qui est indéniablement dans une dynamique plus positive à l’égard des droits des femmes et des personnes LGBT+, n’est pas pour autant un modèle : elle refuse ainsi toujours l’accès à l’AMP aux hommes transgenres et ne progresse pas nécessairement en termes de droit à l’avortement par exemple.

Ce type de mesure s’inscrit ainsi, plus globalement, dans un mouvement réactionnaire mondial qui s’oppose aux mouvements progressistes qui ont obtenu, à force de luttes, la reconnaissance de droits reproductifs pour les femmes, l’accès aux droits familiaux pour les personnes LGBT+ ou encore l’accompagnement des parcours de transition. L’actualité russe nous rappelle ainsi que, dans ce domaine comme dans celui des droits fondamentaux en général, la vigilance doit être constante.