Par Carole Nivard, Maître de conférences en droit public, Université de Rouen

La loi homophobe et transphobe adoptée le 15 juin dernier constitue une énième provocation du pouvoir hongrois à l’égard de l’Union européenne et des valeurs qu’elle incarne. Malgré l’instrumentalisation politique dont le Premier Ministre hongrois est coutumier, la gravité de la situation ne doit pas être sous-estimée dans un contexte de détérioration croissante de la démocratie et de l’État de droit dans ce pays. La vive médiatisation de la loi hongroise a provoqué des indignations et des annonces de réaction de la part de l’Union européenne. Mais quelles voies de droit sont à sa disposition et avec quelle effectivité ?

Quelles sont les valeurs en jeu ?

Le 15 juin dernier, les députés majoritaires au Parlement hongrois ont adopté une loi sur le renforcement de la lutte contre les délinquants pédophiles et certaines mesures de protection des enfants. Parmi ces mesures, il est désormais prohibé de soumettre les mineurs de moins de 18 ans à des contenus ou représentations pornographiques ou promouvant la déviation de l’identité du sexe de naissance et du genre, le changement de sexe ou l’homosexualité. Cette interdiction s’applique à l’ensemble des médias, à la publicité commerciale ainsi qu’aux programmes éducatifs publics. Elle concerne notamment les cours d’éducation sexuelle qui ne pourront être dispensés que par des organismes agréés par les autorités publiques, ces organismes devant respecter l’identité constitutionnelle hongroise. Or, depuis une révision de la Constitution de décembre 2020, son article L dispose que « La Hongrie protège l’institution du mariage en tant que cohabitation entre un homme et une femme » et que « La base de la relation familiale est le mariage et la relation parent-enfant. La mère est une femme, le père est un homme », excluant ainsi la possibilité de l’adoption d’un enfant par un couple homosexuel.

La Commission européenne n’avait pas estimé nécessaire à l’époque de réagir à la modification du texte constitutionnel mais elle a décidé de demander des comptes au gouvernement hongrois à la suite de l’adoption de la loi du 15 juin, loi qui s’inscrit dans le prolongement de l’agression politique et juridique menée depuis des années par le Premier Ministre et la majorité au pouvoir en Hongrie, contre les droits des personnes LGBT+ et de leurs défenseurs.

De fait, l’Union européenne se présente comme une organisation internationale dont les Etats membres ne partagent pas uniquement des intérêts économiques mais également des valeurs sur lesquelles cette coopération est fondée, notamment « le respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités » (article 2 du Traité sur l’Union européenne, « TUE » ci-après).

Or, la loi en cause constitue sans doute possible une discrimination en raison de l’orientation sexuelle et de l’identité sexuelle. Elle porte notamment une atteinte injustifiée à la liberté d’expression, combinée, ou non, au principe de non-discrimination. Elle viole encore le droit au respect de la vie privée des personnes homosexuelles et transgenres qui se trouvent stigmatisées en tant que telles, car perçues comme des individus déviants, marginalisés de la société des citoyens hongrois et dont la simple existence serait potentiellement corruptrice des personnes mineures. A l’exact opposé de son obligation de protéger les droits des minorités, le législateur hongrois véhicule ainsi des stéréotypes dénigrants et fallacieux en plaçant sur un même plan, la pornographie – voire même, par association, la pédocriminalité ! – et les questions d’identité sexuelle et de genre, parmi les risques dont l’Etat doit préserver les enfants et adolescents.

Une sanction politique européenne est-elle envisageable ?

L’adoption de la loi hongroise constitue a minima un risque de violation grave des valeurs de l’Union européenne, susceptible de donner lieu à l’engagement du mécanisme politique de contrôle prévu à l’article 7 §1 TUE. La Commission européenne a ainsi la possibilité de déclencher ce mécanisme en saisissant le Conseil de l’Union européenne (composé des Ministres représentants des Etats membres), si elle estimait ce risque avéré à la suite de ses échanges avec le gouvernement hongrois.

Pour autant, il est plus qu’improbable que cette solution porte ses fruits. En effet, ce mécanisme a été initié depuis septembre 2018 par une résolution du Parlement européen alléguant des risques de violation de plusieurs droits fondamentaux ainsi que du principe d’Etat de droit. Mais depuis, le Conseil ne s’est jamais risqué à adopter de décision. Le constat d’un tel risque nécessite en effet un vote à la majorité des quatre cinquièmes de ses membres, majorité inaccessible dans la mesure où certains Etats membres se refusent à voter contre la Hongrie.

Une sanction politique, telle que la suspension du droit de vote des représentants du gouvernement hongrois au sein des institutions européennes, est d’autant plus exclue qu’elle supposerait en amont le constat d’une violation avérée (article 7 §2 TUE) par un vote du Conseil européen (composé des chefs d’Etats et de gouvernement des Etats membres) à l’unanimité.

C’est en raison de cette impraticabilité de l’article 7 TUE que le législateur européen a adopté un Règlement permettant aux institutions européennes de conditionner le versement de certaines aides européennes au respect par les Etats membres des principes de l’Etat de droit (Règlement 2020/2092 du 16 décembre 2020 relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union). La décision de suspendre le versement des aides pourrait dès lors être prise par un vote du Conseil à la majorité qualifiée (55% des membres représentant au moins 65% de la population de l’Union européenne). Cependant, cette conditionnalité – qui semble aller de soi sur le papier – est à ce point elle-même conditionnée quant à son application pratique, qu’elle ne peut être présentée comme une alternative plausible. Entre autres difficultés, la Hongrie et la Pologne ont obtenu que la Commission doive attendre que la Cour de Justice statue sur le recours en annulation formé en mars dernier contre le Règlement, pour préciser les orientations de sa mise en œuvre.

Une sanction politique de la part de l’Union européenne n’est ainsi pas à espérer. Il reste la possibilité de réactions informelles (dans le sens, non prévues par les traités européens) de la part des Etats membres, en ordre plus ou moins dispersé. Or, la volonté politique des Etats membres reste pour l’heure très ambiguë. La Déclaration des 17 Etats membres lors du Conseil européen des 24-25 juin a certes marqué une désapprobation, mais a surtout traduit leur absence de volonté d’emprunter les mécanismes européens existants.

Des sanctions judiciaires européennes probables ?

Si une sanction politique européenne s’avère improbable, une sanction judiciaire paraît quasiment inéluctable.

Dans le cas où la loi problématique reste en vigueur, la Commission européenne devrait saisir la Cour de Justice de l’Union européenne d’un recours en manquement contre la Hongrie. A noter que les Etats membres disposent également de ce droit, mais ils rechignent à l’exercer. Venir au soutien de la requête de la Commission pourrait dès lors être un moyen de marquer symboliquement leur engagement. Plusieurs motifs sont susceptibles de fonder un manquement au droit de l’Union européenne. Le principal motif est la violation du principe de non-discrimination sur le fondement de l’orientation sexuelle, de l’identité sexuelle et du genre, qui se trouve garanti à l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« CDFUE » ci-après) et à l’article 19 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne. Les Etats membres ne sont toutefois redevables que des seuls actes entrant dans le champ d’application du droit de l’Union européenne et donc, qu’en tant qu’ils exécutent ce droit. Or, l’Union européenne n’a pas adopté pour l’heure de directive ou règlement spécifique à la lutte contre les discriminations fondées sur ces motifs en dehors du cadre du travail et de la protection sociale.

Cela étant, d’autres vecteurs de rattachement au champ d’application du droit de l’Union européenne existent, notamment les règles européennes encadrant les libertés de circulation des médias audiovisuels, des productions culturelles ou encore la libre prestation de services (pour ce qui concerne l’accès à l’activité de formation en éducation sexuelle par exemple). En plus de la violation du principe de non-discrimination, d’autres droits de la CDFUE pourraient encore être invoqués tels que le respect de la vie privée (article 7), la liberté d’expression (article 11), la liberté de réunion et d’association (article 12), la liberté des arts et des sciences (article 13), la liberté d’entreprise (article 16).

En dehors de l’Union européenne, la Hongrie risque également de futures condamnations dans le cadre du Conseil de l’Europe. Des conclusions négatives sont par exemple à attendre du côté du Comité européen des droits sociaux ainsi que de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI). La Cour européenne des droits de l’homme pourrait de surcroît être saisie par des requérants ou groupes de requérants alléguant des atteintes à leurs droits du fait de l’application de cette loi, voire de la simple menace de son application. La Cour européenne a d’ailleurs déjà pu conclure à la violation de la liberté d’expression, seule et combinée avec le principe de non-discrimination, dans une affaire similaire en 2017, Bayev c. Russie, n° 67667/09 (interdiction légale de la promotion de l’homosexualité auprès des mineurs). Le raisonnement suivi par la Cour dans cet arrêt confirme qu’une éventuelle tentative de justification de la part du gouvernement hongrois fondée sur l’objectif de protection des enfants poursuivi par de telles restrictions aux droits et libertés, serait balayée. Plus encore, pour conclure à une violation du principe de non-discrimination, la Cour européenne prend désormais en compte les préjugés et stéréotypes en soubassement de l’action des pouvoirs publics (voir encore récemment en 2020 l’arrêt Beizaras et Levickas c. Lituanie s’agissant d’une carence fautive de l’Etat à poursuivre au pénal les auteurs de propos homophobes en ligne).

Il n’en demeure pas moins que la crédibilité de l’Union européenne en tant que Communauté de valeurs ne saurait reposer uniquement sur des condamnations judiciaires…

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