(à propos de l’arrêt de la Cour de cassation, Première chambre civile – Formation plénière de chambre, 2 mars 2022, Pourvoi n° 20-20.185, Publié au Bulletin – Publié au Rapport)
Par Xavier Bioy – Professeur Université Toulouse Capitole – Institut Maurice Hauriou – Co-Directeur du Master « Droit des Libertés »
La première chambre civile se trouvait saisie par une élève-avocat qui souhaitait porter le voile et un avocat en exercice, de la légalité d’une nouvelle disposition du Règlement intérieur du barreau de Lille qui dispose que « l’avocat ne peut porter avec la robe ni décoration, ni signe manifestant ostensiblement une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique. » La Cour de cassation (comme la Cour d’appel de Douai) valide cette exigence de neutralité, au motif que cette restriction de la liberté de conscience « était nécessaire afin de parvenir au but légitime poursuivi, à savoir protéger l’indépendance de l’avocat et assurer le droit à un procès équitable, mais était aussi, hors toute discrimination, adéquate et proportionnée à l’objectif recherché ». La neutralité de conviction de l’avocat devient donc un élément concret du droit du justiciable au recours et paraît une restriction proportionnée dans la mesure où elle ne concerne que les moments où l’avocat porte la robe. Cette solution, déjà souhaitée par le CNB dans divers avis, mais non incluse dans le RIN, se comprend aisément. Le raisonnement pour y parvenir appelle néanmoins quelques remarques significatives.

Que penser des motifs retenus par la Cour de cassation pour limiter la liberté de religion de l’avocat en robe et admettre l’interdiction du port du voile ?

Pour la Cour de cassation, la Cour d’appel a légitimement imposé l’indifférenciation du costume judiciaire « sans discrimination », suivant l’idée que l’uniformité (de l’avocat) assure l’égalité (du justiciable). La Cour de cassation avait pourtant déjà validé la possibilité pour un barreau d’autoriser le port de décorations ou distinctions sur la robe. Or, l’argument de la discrimination indirecte n’a pas été vraiment examiné au regard de la directive du 27 novembre 2000 en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail sans doute applicable aux relations ordinales. Pour l’élève requérante, qui demandait le renvoi en question préjudicielle à Luxembourg, l’uniformité induite par la neutralité masque en réalité un critère ou une pratique (l’interdiction du port de signes religieux) susceptible de produire un effet défavorable pour les personnes des catégories visées (les avocates musulmanes souhaitant porter le voile). Il aurait donc appartenu au barreau, qui valide le Règlement intérieur litigieux, d’expliquer en quoi la neutralité religieuse ou communautaire est « déterminante » pour la profession d’avocat et ne peut faire l’objet d’aucun accommodement (CJUE, 15 juillet 2021, Wabe et MH Müller Handel, C-804/18 et C-341/19).

La conformité de cet article du Règlement intérieur du barreau de Lille à la CEDH, n’a pas non plus été explicitement abordée. La Cour de Strasbourg (Gr. Ch., 1er juill. 2014, no 43835/11, SAS c. France) admet que la neutralité attachée aux institutions publiques limite la liberté de religion, et alloue à la France une marge spécifique à notre laïcité ; mais elle ne s’est pas prononcée sur le cas de l’avocat.

Certes, au titre des « droits et libertés d’autrui » (et notamment du justiciable), elle pourrait sans doute admettre le jeu des limites de l’article 9 ; mais elle ne l’a fait jusqu’ici qu’au nom du principe de laïcité de l’Etat et non au titre du droit subjectif du requérant au procès équitable, et donc à un avocat neutre. Elle ne veut pas que la neutralité religieuse soit prétexte à éviter que les communautés ne se rencontrent. Ainsi, dans l’affaire Hamidović c. Bosnie-Herégovine (5 décembre 2017, no 57792/15), à propos d’un accusé condamné pour outrage parce qu’il s’était présenté dans la salle d’audience coiffé d’une calotte au nom de son Dieu, la Cour a estimé que le geste du requérant était motivé par une conviction sincère et a condamné l’Etat.

On peut donc s’interroger quant à la solidité des motifs retenus par la Cour de cassation : « disponibilité » de l’avocat (l’affichage d’une appartenance pourrait dissuader un éventuel client) et « égalité des parties » (deux avocats identiques pour éviter les préjugés des juges), sans l’appui de motifs institutionnels forts comme l’association au service public. Cela pourrait être fragile.

En quoi le raisonnement de la Cour est-il très, voire trop, « civiliste » ?

La Cour de cassation choisit un prisme très civiliste à plusieurs égards.

D’abord, elle admet la compétence de l’ordre du barreau de Lille et donc la possibilité d’autant de règles différentes relatives à la liberté de conscience. Il existe pourtant un principe constitutionnel d’uniformité des libertés fondamentales qui limite l’autonomie des pouvoirs réglementaires locaux (ceux des collectivités territoriales par ex.). Le port du voile n’est pas qu’une question de déontologie mais avant tout une liberté fondamentale qui ne peut dépendre de 164 barreaux différents. En ce sens, l’élève avocat contestait aussi la compétence de l’ordre pour statuer sur la question de la liberté de conscience, estimant qu’une telle norme ne résulte pas de l’application de la loi mais constitue une norme nouvelle, restrictive des normes de droits fondamentaux supérieures à la loi.

Ensuite, la Cour choisit de justifier la neutralité de l’avocat par l’indépendance de l’avocat et le droit subjectif du client à un procès équitable, et non par le statut de la profession d’avocat comme « auxiliaire de justice » (même si elle relève que le juge d’appel l’avait mentionné), soumis en tant que tel à l’exigence de neutralité du service public.

 Pourtant l’article 3 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 dispose que : « les avocats sont des auxiliaires de justice » qui « assurent la défense des justiciables, ils concourent au service public de la justice », même si le nouveau RIN (art. 6) utilise l’expression de « partenaire de justice » ! Le raisonnement de la Chambre civile oscille ainsi entre une définition par l’appartenance organique à la profession (le serment, le tableau) pour définir la qualité à agir et une définition par l’exercice de fonctions effectives de défense (la mission de conseil n’étant d’ailleurs pas abordée ou pas concernée). Le juge administratif aurait sans doute trouvé dans le caractère réglementé de la profession un appui bien plus solide à une exigence de laïcité.

Nul doute donc que la compétence de l’ordre judiciaire auprès des barreaux, pourtant exceptionnelle, a eu un effet décisif sur les motifs retenus. Le contentieux ordinal en sort privatisé et l’ordre des avocats libéralisé, au prix du renforcement excessif du pluralisme juridique et d’une nouvelle tension avec les droits européens. La balle semble être tombée dans le camp du CNB.

Comment apprécier la mise en balance par la Cour de cassation du droit du justiciable et de la liberté d’expression de l’avocat ?

La Chambre civile fonde le rejet des cinq moyens invoqués par l’élève avocat et l’avocat requérant (le droit au recours, le fondement du pouvoir normatif du barreau, la compétence de l’ordre, la liberté de conscience, la discrimination) en partie sur des motifs procéduraux. La Cour de cassation relève notamment l’absence de qualité pour agir de l’élève avocat ; laquelle ne serait ainsi pas une victime potentielle de la modification du règlement (alors même qu’elle a prêté le « petit serment » et peut plaider dans la cadre de son stage). A l’inverse, on peut penser  qu’elle le serait sûrement devant la Cour européenne.

Cette restriction de la qualité pour agir s’oppose à ce qu’aurait probablement fait le juge administratif, dans la même situation, à l’occasion d’un autre contentieux ordinal pour lesquels il est normalement compétent (médecins par ex.).

En effet, le rôle confié aux ordres professionnels (avocat, médecins, pharmaciens) constitue l’exercice de missions de service public.  La réglementation et la discipline s’analysent comme des actes administratifs unilatéraux et des prérogatives de puissance publique. L’ordre apparaît donc comme une institution administrative, exceptionnellement dotée d’une personnalité civile et bénéficiant d’un privilège de juridiction devant la Cour d’appel en raison du rôle qu’ont joué les parlements d’Ancien Régime dans la constitution de la corporation des avocats.

Dès lors, en tenant compte du fait que l’on se trouve dans un contentieux administratif de type objectif, « dans l’intérêt de la loi », portant sur la légalité d’une disposition de règlement intérieur, le juge ne devrait pas accueillir seulement les droits acquis mais aussi les intérêts simplement lésés

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