Par Elise Letouzey, Maître de conférences en droit privé, Université de Picardie Jules Verne

L’article 24 de la proposition de loi dite de sécurité globale, actuellement en discussion au Parlement introduit un nouveau délit au sein de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse. Ce dernier punit d’un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende « le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un agent de la police et de la gendarmerie lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police ».
Le texte sera discuté à l’Assemblée nationale à compter du 17 novembre prochain.

Quels sont les objectifs et la portée du texte ?

Le texte prévoit l’interdiction de la diffusion d’images de forces de l’ordre pouvant être identifiées lorsque cette diffusion est faite dans une intention malveillante. Plus précisément, le projet de modification de l’article 35 quinquies de la loi de 1881 réprime la diffusion de ces images lorsqu’elle est faite « dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique ». Les parlementaires à l’origine de cette proposition de loi souhaitent par là-même éviter les représailles que seraient susceptibles de subir les forces de l’ordre avec l’objectif politique affiché de « protéger ceux qui nous protègent » et d’éviter des représailles pouvant consister en des violences physiques mais aussi des menaces ou un cyber-harcèlement. Le but de représailles n’est qu’un dessein de l’auteur, elles n’ont pas à être établies. En ce sens, on parle de délit obstacle, c’est-à-dire que le délit vise à empêcher la commission d’un délit plus grave.

Le texte illustre la volonté d’afficher un soutien aux forces de l’ordre, lequel se traduit par une autre proposition qui consiste à supprimer les crédits de réduction de peine automatiques octroyés aux détenus lorsqu’ils ont été condamnés pour des infractions contre des forces de l’ordre.

En théorie, les policiers ne peuvent s’opposer à l’enregistrement de leur image lorsqu’ils effectuent une mission. En effet, le délit n’est consommé que par la diffusion des images litigieuses : en l’état des débats parlementaires, leur enregistrement n’est pas visé par le texte. Comme pour toute infraction pénale, les poursuites ne pourront être engagées qu’a posteriori. De la même manière, le dispositif ne fait pas échec à la communication de telles images aux Autorités judiciaires en vue de dénoncer des violences policières, ni n’empêche la saisine de l’IGPN.

Concrètement, il est probable que la poursuite d’un tel délit se heurte à des difficultés probatoires importantes, rendant son infusion dans la pratique des parquets incertaine.

Techniquement, la répression d’un tel comportement conduirait à modifier l’image afin de dissimuler ou de « flouter » le visage ou tout élément d’identification des forces de l’ordre. Précision étant faite que le matricule, appelé aussi le RIO (le Référentiel des identités et de l’organisation) est, pour le moment, exclu du champ du délit.

Pourquoi suscite-t-il autant de discussions ?

Un tel délit porte une atteinte à la liberté d’expression et de communication alors que paradoxalement la même proposition de loi tend à créer un cadre légal de l’utilisation des drones et prévoit aussi la généralisation des caméras piétons portées par ces mêmes forces de l’ordre et dont les images seraient susceptibles d’être transmises en temps réel au poste de commandement. À ce titre, plusieurs sociétés de journalistes ont contesté l’entrave à la liberté d’informer qu’induirait ce texte. En outre, est discutée la répression d’une pratique qui a permis d’alimenter le débat public, tant à l’échelle du pays qu’aux États-Unis par exemple, des violences policières et du maintien de l’ordre public en manifestation, au regard notamment de la qualité probatoire de ces images dans le cadre de poursuites postérieures.

Le texte peut-il voir sa constitutionnalité contestée dans le cadre d’un contrôle du Conseil constitutionnel ?

La conformité à la Constitution d’un tel dispositif peut être questionnée au regard de la formulation du texte, et en cela à deux égards. D’une part, l’enjeu de l’intention malveillante qui doit animer l’auteur de la diffusion, qu’il soit citoyen ou journaliste, interroge. En effet, l’acte de diffusion est en soi un fait qui ne permet pas de connaître les desseins de celui qui partage ces images et il faudrait alors des circonstances autres que la diffusion pour établir l’intention malveillante. Ce pourrait être par exemple un commentaire audio ou une légende accompagnant une photo. Toutefois, concrètement, il semble difficile de voir comment la simple diffusion d’une photo ou d’une image peut traduire cette intention malveillante. Par ailleurs, si des propos véhéments, incitant à la violence physique ou morale, accompagnent ces images, il existe un risque de conflits avec d’autres qualifications comme la provocation à commettre des crimes ou des délits, que cette provocation soit ou non suivie d’effet (articles 23 et 24 de la loi de 1881). En ce sens, les porteurs du texte avancent le fait que la provocation doit être directe alors que le nouveau délit en discussion serait plus préventif car pourrait être appréhendé un mouvement d’opinion se traduisant par un harcèlement sur les réseaux sociaux. Enfin, il existe déjà un délit de révélation de l’identité des fonctionnaires et des militaires dont l’activité exposerait à des représailles (article 39 sexies de la loi du 29 juillet 1881). Dès lors, tant la définition du délit que son champ d’application pourraient heurter le principe de légalité des délits et des peines, ainsi que le principe de nécessité et de proportionnalité des atteintes aux libertés, garanti par l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

D’autre part, un autre enjeu constitutionnel réside dans la limitation de la diffusion d’images, laquelle porte une atteinte à la liberté de communication. Or, il n’est pas inconcevable de penser que le Conseil constitutionnel pourrait contrôler minutieusement la nécessité d’une telle atteinte, comme il a pu le faire à deux reprises en 2017 en matière de consultation de site internet terroriste, en estimant que l’atteinte à la liberté de communication n’était pas nécessaire en raison des infractions qui existaient déjà et qui permettaient d’appréhender des agissements semblables. En effet, entre un journaliste se cantonnant à son devoir d’information et le citoyen malintentionné, la frontière est faible car elle ne réside que dans la recherche d’une atteinte à l’intégrité physique ou psychique de l’auteur. C’est ainsi la conformité à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen garantissant la liberté de communication qui pourrait être interrogée.