Par Carole Hardouin-Le Goff – Directrice des études de l’Institut de criminologie et de droit pénal de Paris – Université Paris-Panthéon Assas

Pour persévérer dans la lutte contre les violences conjugales, la ministre chargée de l’égalité entre les hommes et les femmes, Isabelle Rome, souhaite faire entrer dans le code pénal le concept de « contrôle coercitif », permettant d’appréhender plus en amont les atteintes portées aux droits fondamentaux des victimes. « L’admission en droit positif du contrôle coercitif serait un vecteur de prévention des violences conjugales, en ce qu’il est le facteur prédictif des délits mais surtout de crimes commis envers les femmes », affirme Carole Hardouin-Le Goff.

Isabelle Rome, la ministre chargée de l’égalité entre les hommes et les femmes, envisage de faire entrer dans le code pénal le concept de « contrôle coercitif ». De quoi s’agit-il ?

Le concept de contrôle coercitif tel qu’envisagé actuellement par la ministre résulte des travaux du sociologue américain Evan Stark (E. Stark, Coercive Control : How Men Entrap Women in Personal Life). À l’origine toutefois, il n’intéresse pas les relations de couple mais le comportement de victimes de prises d’otage, de régimes totalitaires ou encore de prisonniers de guerre qui ont collaboré avec leurs bourreaux sans avoir pourtant été préalablement torturés physiquement. Le contrôle coercitif ramené à la question des rapports conjugaux – encore appelé parfois « terrorisme intime » – étend la notion de violences conjugales et met particulièrement en exergue la privation des droits et libertés d’un des conjoints, le plus souvent la femme. Selon Evan Stark, la coercition désigne « le recours à la force ou aux menaces » et le contrôle recouvre les « formes structurelles de privation qui contraignent indirectement à l’obéissance en monopolisant ressources vitales, dictent les choix préférés, micro-régulent le comportement de la partenaire, limitent ses options et la privent des soutiens nécessaires pour exercer un jugement indépendant ». Le contrôle coercitif est donc une stratégie globale, un schéma tracé et non un acte isolé, à la fois violent et non violent, mis en place par un conjoint pour dominer l’autre. Trois modes d’action s’avèrent récurrents dans cette mécanique : la privation des droits et des ressources financières de la victime, la micro-régulation de son quotidien (assortie de remarques sur son apparence et sur ses fréquentations) et la violence verbale. Ainsi, l’auteur isole, humilie, espionne, intimide et manipule sa victime par des menaces d’ordre à la fois psychologique, physique, sexuel, émotionnel, administratif voire économique.

Le contrôle coercitif permet donc d’appréhender aussi les violences faites aux femmes comme des atteintes à leurs droits fondamentaux. Les juges de la Cour européenne des droits de l’homme l’ont admis (alors même que la Convention d’Istanbul relative à la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique  ne contient pas les termes de contrôle coercitif) dans la décision Tunikova et autres c/ Russie en date du 14 décembre 2021 – laquelle pointe d’ailleurs les lacunes des droits nationaux à ce sujet – à propos d’un mari qui surveillait les mouvements de sa femme, la traquait, l’enfermait dans la voiture et menaçait de la tuer.

Il convient de distinguer le contrôle coercitif de la notion d’emprise introduite par la loi n° 2020-936 du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales (sans y avoir été définie) dans le Code civil aux articles 255 et 373-2-10 et dans le Code pénal à l’article 226-14. Le contrôle coercitif change en effet l’orientation du projecteur tenu par le juge du fait. Alors que l’emprise le convie à braquer ce projecteur sur le comportement de la victime, le contrôle coercitif l’invite à le déplacer vers l’agresseur pour mettre en lumière le comportement de ce dernier et relever un certain nombre de faits objectifs qui peuvent révéler l’existence d’un tel contrôle. Ce concept s’avère donc plus objectif et large, à tel point qu’un répertoire de comportements peut être établi pour savoir s’il y a ou non contrôle coercitif.

Le contrôle coercitif existe-t-il dans d’autres pays ?

Le contrôle coercitif est connu d’autres pays appartenant essentiellement au système de Common law. Ainsi, en 2015, l’Angleterre et le pays de Galles ont adopté le Serious Crimes Act qui incrimine des comportements de contrôle ou de coercition dans une relation intime ou familiale et fait encourir une peine pouvant aller, selon la procédure suivie, jusqu’à cinq ans d’emprisonnement. En 2018, l’Écosse a voté le Domestic Abuse Act qui incrimine le fait de rendre un conjoint dépendant ou subordonné, de l’isoler de ses amis ou de parents, de contrôler, réglementer ou surveiller ses activités quotidiennes, de le priver ou restreindre sa liberté d’action, de l’effrayer, de l’humilier, de le punir. La peine encourue peut aller, selon la procédure suivie, jusqu’à 14 ans d’emprisonnement. L’Irlande connaît aussi une telle législation, de même que l’état de Tasmanie en Australie suite au Family Violence Act de 2004.

En somme, le droit de Common law est ici une source d’inspiration. Gare toutefois à ces importations qui demeurent souvent au stade de vaines tentatives, comme ce fut le cas précédemment de la légitime défense différée ou du syndrome de la femme battue puisées dans le droit criminel canadien.

Que pourrait changer l’entrée de cette notion dans le code pénal ?

Comme l’a dit à plusieurs reprises Isabelle Rome à la lumière de son expérience de présidente de Cour d’assises, dans 9 cas sur 10 les auteurs de violences conjugales exercent un contrôle coercitif sur leur victime. Dès lors, l’admission en droit positif du contrôle coercitif serait un vecteur de prévention des violences conjugales, en ce qu’il est le facteur prédictif de délits mais surtout de crimes commis envers les femmes que beaucoup de non-juristes appellent aujourd’hui « féminicides ». L’autre intérêt concernerait le juge aux affaires familiales pour l’aider à bien faire le distinguo entre de réelles violences conjugales et ce qui ne serait qu’un conflit parental. Plus globalement, le contrôle coercitif permettrait aussi de mieux comprendre pourquoi les femmes victimes de violences conjugales ne quittent pas leur conjoint violent, ce qui ne doit plus être un argument minimisant les préjudices subis par elles.

Restent les implications juridiques qui pourraient découler de cette entrée du contrôle coercitif dans nos codes. En effet, l’appréhension des violences conjugales non pas comme des actes isolés mais comme une stratégie globale et permanente conduit potentiellement aux notions juridiques d’infractions successives et continuées, lesquelles peuvent suggérer un retardement du point de départ du délai de la prescription de l’action publique voire un état de légitime défense différée. Techniquement, est également soulevée la question de savoir s’il conviendrait d’incriminer à titre autonome ce contrôle coercitif ou s’il faudrait se contenter de n’en faire qu’une circonstance aggravante d’autres délits ou crimes. Parce qu’il est le révélateur d’un risque pour la survie de la victime, l’on pourrait opportunément l’incriminer à titre autonome comme infraction de mise en danger, ce qui conduirait à l’ériger alors en circonstance aggravante en cas de réalisation d’un résultat tel qu’une atteinte à l’intégrité physique ou psychique de la victime.

Certains avanceront sans doute l’inutilité d’une telle importation dans le Code pénal en raison de l’existence de l’incrimination du harcèlement moral conjugal à l’article 222-33-2-1. Pourtant, le délit de contrôle coercitif, s’il devait exister, n’exigerait pas, à la différence du harcèlement conjugal (qui est une infraction de résultat au contraire d’autres formes de harcèlements comme le harcèlement moral au travail) la preuve d’une altération effective de la santé de la victime. L’étendue de cette nouvelle incrimination serait donc plus large, constituée par l’atteinte portée à l’un ou plusieurs des droits fondamentaux de la victime et par l’existence d’un état de peur dû à la crainte de représailles ou de violences qui pourraient être exercées contre elle ou contre ses enfants si elle s’avisait de contester. Bien sûr devrait être rapportée l’intention de l’auteur d’exercer un contrôle sur la vie de sa victime et de l’assujettir.

À l’heure actuelle, certains magistrats ne veulent pas se laisser convaincre de l’opportunité d’une telle incrimination en droit positif, ces derniers redoutant en effet l’égarement de tout un circuit judiciaire déjà considérablement saturé par ce fléau sociétal des violences conjugales.

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