Par Jordane Arlettaz – Professeur de droit public – Université de Montpellier – CERCOP
Le 9 mars 2023, le Tribunal administratif de Bastia a rendu son jugement relatif aux actes ayant adopté ou modifié les règlements intérieurs de l’Assemblée et du Conseil exécutif de Corse. Saisi par le préfet, le juge devait plus précisément se prononcer sur la légalité des articles disposant que « les langues des débats […] sont le corse et le français » ou autorisant l’usage des « langues corse et française dans [les] échanges oraux […] ». Il devait en outre apprécier la référence faite par le règlement intérieur aux « intérêts matériels et moraux du Peuple Corse ». Dans son jugement, le Tribunal rejette le recours préfectoral dans la partie visant la référence au « peuple corse » mais censure, pour violation de la Constitution, la reconnaissance de la langue corse comme « langue des débats » au sein des organes locaux.

Pourquoi le juge a-t-il annulé la possibilité d’utiliser la langue corse ?

Pour prononcer l’annulation partielle des actes ayant approuvé les règlements intérieurs de l’Assemblée de Corse et de son Conseil exécutif, le Tribunal administratif de Bastia se fonde sur l’article 2 de la Constitution ainsi que sur la Loi de 1994 relative à l’emploi de la langue française, dite loi Toubon. Le premier de ces textes consacre le français comme « langue de la République », faisant ainsi du français la seule langue officielle de l’Etat ; il est interprété par le Conseil constitutionnel, de jurisprudence constante, comme imposant l’usage du français « aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public ». Le principe d’officialité porte donc une obligation juridique que traduit la contrainte à l’usage exclusif d’une langue. Son champ d’application est défini organiquement – personnes morales de droit public – mais également matériellement via la délimitation du champ de la sphère publique où le français s’impose – services publics auxquels la loi de 1994 ajoute notamment « l’enseignement », le « travail » et « les échanges ».

Opérant un contrôle de constitutionnalité, le Tribunal administratif a jugé que, en tant qu’ils prévoient que « le corse est au nombre des langues des débats, [ces règlements] méconnaissent les dispositions de l’article 2 de la Constitution ». Il a ainsi déployé la norme constitutionnelle relative à l’officialité, dans le champ des débats qui se déroulent au sein des organes délibératifs des collectivités territoriales. Sur ce point, le Tribunal administratif suit la voie tracée bien avant lui par le Conseil d’Etat. En 2006 en effet, ce dernier avait déjà annulé une disposition du règlement intérieur de l’Assemblée de la Polynésie française qui prévoyait que les interventions en son sein sont prononcées « en langue française ou en langue tahitienne ou dans l’une des langues polynésiennes ». Selon le Conseil d’Etat, « ces […] dispositions [avaient] pour objet et pour effet de conférer aux membres de l’assemblée de la Polynésie française le droit de s’exprimer, en séance plénière de cette assemblée, dans des langues autres que la langue française ». Cette censure démontre toute la singularité des normes relatives aux langues ; alors que la formulation du règlement intérieur semblait ériger une liberté linguistique en autorisant l’emploi de la langue de son choix, le Conseil d’Etat décèle en elle la reconnaissance d’un droit à l’usage d’une autre langue que le français. Très succincte, la motivation du Tribunal de Bastia se contente d’en affirmer l’inconstitutionnalité au regard du principe d’officialité. Par cette censure, le récent jugement de Bastia soulève la problématique du statut des langues régionales au sein des assemblées délibératives.

Quel statut pour les langues régionales au sein des Assemblées délibératives ?

Les règlements intérieurs de l’Assemblée et du Conseil exécutif de Corse, en autorisant l’usage de la langue corse durant les débats, s’inscrivent dans une longue série d’initiatives visant à revitaliser l’usage des langues régionales au sein des organes délibératifs des collectivités territoriales. Outre le précédent polynésien en effet, le Conseil régional de Bretagne a adopté en 2022 et de manière inédite en France, un règlement intérieur autorisant l’usage de la langue bretonne comme du gallo lors des débats en son Assemblée plénière, ces interventions faisant l’objet d’une traduction simultanée en langue française. Il semble que cette innovation tant linguistique qu’institutionnelle ait notamment inspiré le maire d’Elne, petite commune des Pyrénées-Orientales, au sein de laquelle les membres du Conseil municipal peuvent désormais s’exprimer en catalan, la traduction en français étant immédiatement assurée.

Sans préjuger du contrôle du Tribunal administratif de Montpellier qui, saisi par le préfet des Pyrénées-Orientales, n’a pas à notre connaissance été effectué, il peut être argué que la traduction en temps réel, donc en cours de débat et de vote, permet de garantir la constitutionnalité de cette politique locale en faveur des langues régionales qui, pour décliner l’article 75-1 de la Constitution faisant des langues régionales un élément du « patrimoine de la France »,  ne porte pas pour autant atteinte au principe d’officialité inscrit à l’article 2 de la Constitution. Surtout, la traduction simultanée du breton au français ou du catalan au français, entend assurer tant la liberté linguistique du locuteur que la bonne compréhension des orateurs. Cette dernière exigence relève incontestablement des garanties d’un débat démocratique au sein des Assemblées délibératives, véritable enjeu de ces contentieux administratifs. En effet, selon le juge, le contournement de la contrainte linguistique découlant du principe d’officialité emporte une irrégularité substantielle fondant l’annulation de l’acte adopté, en raison des atteintes portées au principe démocratique. Ainsi, selon l’arrêt Fritch du Conseil d’Etat[2], la loi du pays polynésienne qui a été adoptée au terme d’une séance au cours de laquelle « le vice-président de la Polynésie française […] a présenté le projet de loi du pays et répondu aux questions […] exclusivement en tahitien, et s’est refusé à s’exprimer en français, contrairement à la demande de plusieurs représentants qui alléguaient leur incompréhension du tahitien » est illégale. Pour autant, le Conseil d’Etat ne censure pas l’usage seulement « ponctuel » d’une autre langue que le français dès lors que cet usage n’a pas privé « les membres de l’assemblée, des garanties d’accès et de compréhension indispensables au débat démocratique »

Pourquoi le Tribunal a refusé de censurer la référence au « Peuple corse » ?

La mention d’un Peuple corse au sein du règlement intérieur de l’Assemblée de Corse rappelle celle réalisée en 1991 par la loi portant statut de la Corse, d’un « peuple corse, composante du peuple français ». Cette mention avait été censurée par le Conseil constitutionnel qui avait à cette occasion constitutionnalisé « le concept juridique de peuple français » avant d’affirmer l’inconstitutionnalité de la mention dès lors que « la Constitution […] ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d’origine, de race ou de religion ».

Le Tribunal administratif ne s’engage nullement sur ce terrain et rejette les arguments d’inconstitutionnalité soulevés devant lui par le préfet. Était précisément en cause en l’espèce l’affirmation selon laquelle « l’Assemblée de Corse et le Conseil exécutif […] sont les garants des intérêts matériels et moraux du Peuple Corse ». Or selon les juges, ces dispositions « sont dénuées de toute portée normative ». Eloigné de la jurisprudence constitutionnelle, le jugement rappelle en revanche l’arrêt du Tribunal Constitutionnel espagnol relatif au Statut de la Catalogne dans lequel ce dernier avait jugé que la référence à la « nation catalane » était « dépourvue de portée juridique interprétative ». La négation de toute portée normative permet de sauver la disposition tout en la dévitalisant. Peut-être est-ce la voie choisie par le Tribunal en réponse à l’argumentaire du préfet défendant qu’un « règlement intérieur ne peut pas être utilisé à des fins politiques ou comme vecteur d’un souhait de modification institutionnelle ».

[2] CE, 22 février 2007, Fritch, n° 299649.

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