Par Alexandre Guigue – Professeur de droit public – Université Savoie Mont Blanc – Centre de recherche en droit Antoine Favre – Observatoire du Brexit
Le 23 novembre 2022, la Cour suprême du Royaume-Uni a rendu une importante décision pour l’avenir de l’Écosse. Au terme d’un raisonnement équilibré et ferme, elle a d’abord accepté de connaître de la question de compétence préalable qui lui était posée. Elle a ensuite jugé qu’un référendum d’indépendance consultatif se rapportait au domaine réservé du Parlement de Westminster. La conséquence est que le Parlement écossais ne peut unilatéralement organiser un nouveau référendum. Pour poursuivre dans cette voie, il lui faut donc d’abord s’entendre avec son homologue de Londres.

Dans quel contexte la Cour suprême a-t-elle rendu sa décision ?

En amont du référendum de 2014, les gouvernements de Londres et d’Édimbourg étaient parvenus à un accord sur le principe et sur les termes du processus (accord d’Édimbourg de 2012). Une procédure spécifique prévue par l’article 30 du Scotland Act de 1998 s’était alors enclenchée. La Reine a pris une ordonnance, le Scotland Act 1998 (Modification of Schedule 5) Order de 2013, qui a temporairement dérogé au paragraphe 1 de l’annexe 5 de la loi sur l’Écosse, permettant qu’un référendum ne relève pas du domaine réservé au Parlement de Westminster. Le 18 septembre 2014, les Écossais ont décidé, par 55 % des voix contre 45 %, de rester dans l’union. Les partis qui se sont affrontés avaient alors accepté que le résultat vaille pour une génération. Mais le référendum sur le Brexit a changé la donne, puisque les Écossais ont largement voté pour rester dans l’Union européenne (62 %). Pour Édimbourg, le Brexit fait sortir l’Écosse de l’Union contre sa volonté. Sans possibilités de s’opposer à cette sortie, le gouvernement écossais a jugé que le Brexit constituait un changement significatif et matériel par rapport à 2014, justifiant la tenue d’un nouveau référendum. Il s’est alors employé à convaincre Londres d’accepter de suivre la même procédure qu’en 2012-2014. Mais Theresa May, en 2017, puis, Boris Johnson en 2019, se sont successivement opposés à la demande de Nicola Sturgeon, la First minister écossaise. Sans solution juridique et alors que le parti nationaliste écossais a continué à remporter largement toutes les échéances électorales, elle a exploré d’autres voies pour parvenir à ses fins. C’est ainsi qu’elle a choisi de tester la voie de l’organisation unilatérale d’un référendum d’indépendance, en prenant le soin de le qualifier de « consultatif ». Le gouvernement a alors préparé un projet de loi, en promettant un scrutin le 19 octobre 2023.

Doutant de la légalité d’un tel projet de loi, la Lord Advocate (le conseil juridique du gouvernement écossais qui fait partie des Law officers de la Couronne) a saisi la Cour suprême aux fins de savoir si une telle démarche pouvait bien relever de la compétence du Parlement écossais. Après deux jours d’audience les 11 et 12 octobre 2022, la Cour suprême a rendu sa décision le 23 novembre 2022. Avant de déterminer la question de compétence, la Cour suprême devait d’abord décider si elle avait compétence pour connaître de la question posée, puisque celle-ci lui parvenait avant même le dépôt du projet de loi au Parlement écossais.

La Cour suprême peut-elle connaître d’une question de compétence au stade de la seule publication d’un projet de loi ?

La question de la compétence de la Cour suprême était loin d’être évidente, parce que le projet de loi était déjà connu de tous. Or, l’article 33 Scotland Act de 1998 organise justement une procédure pour vérifier qu’une loi écossaise relève bien de la compétence du Parlement d’Holyrood (lieu du quartier où il se situe à Édimbourg). Le paragraphe 1 dispose que « l’Advocate General, le Lord Advocate et l’Attorney General peuvent saisir la Cour suprême aux fins de savoir si un projet de loi ou une disposition d’un projet de loi ressort de la compétence du Parlement écossais ». Pour l’Advocate General (représentant le gouvernement britannique), la Lord Advocate, Dorothy Bain, aurait dû attendre que le texte soit adopté par le Parlement écossais avant de poser sa question à la Cour. Celle-ci était donc prématurée.

Mais il y avait une difficulté de taille pour la Lord Advocate : elle avait un doute sur la légalité du projet de loi. Or, la section 31, paragraphe 2, du Scotland Act prévoit qu’une « personne qui dépose un projet de loi doit déclarer, avant ou lors du dépôt du texte, que les dispositions du projet relèvent bien de la compétence du Parlement ». Le paragraphe 3.4 du Code ministériel écossais complète le dispositif en prévoyant que cette déclaration doit se faire après avoir été validée par les Law Officers. Comme Dorothy Bain l’a révélée lors de l’audience, elle était incapable de valider le projet de loi. C’est ce qui l’a amené à s’appuyer sur une autre disposition du Scotland Act pour saisir la Cour suprême. Le paragraphe 34 de l’annexe 6 prévoit en effet que « l’Advocate General, le Lord Advocate et l’Attorney General peuvent saisir la Cour suprême de toute question de dévolution qui ne fait pas l’objet d’une procédure ». Pour Dorothy Bain, cette disposition lui permet de porter le débat devant la Cour suprême, avant le début de la procédure législative.

En plus de l’argument de l’existence d’une voie juridique dédiée dans la loi sur l’Écosse, l’Advocate General avance un argument technique pour s’opposer à la démarche de la Lord Advocate. Il considère que la voie choisie est beaucoup plus circonscrite qu’elle ne le pense. Le débat porte sur la définition du terme devolution issue qui doit être l’objet du recours. Le paragraphe 1(f) de l’annexe 6 le définit comme « toute autre question portant sur le domaine réservé qui naît en vertu de la présente loi ». Pour la Lord Advocate, c’est le cas en l’espèce puisque la question de fond est de savoir si un référendum d’indépendance même consultatif touche au domaine réservé au Parlement de Westminster. Mais, pour la défense, la loi n’exige nullement que les projets de loi écossais soient validés par les Law Officers avant leurs dépôts (comme on l’a vu, cette exigence ne relève que du Code ministériel). Par conséquent, la question de compétence n’est pas « née en vertu de la présente loi ».

Avec méthode et pédagogie, la Cour suprême répond à l’ensemble des arguments soulevés par l’Advocate General, tout en reconnaissant leur mérite. Elle considère qu’il convient de tenir compte de la situation juridique dans laquelle se trouve la Lord Advocate (§ 44), que la question de compétence se pose bien en vertu du Scotland Act et que les auteurs de la loi sur l’Écosse ont vraisemblablement souhaité qu’un recours puisse être introduit s’il permet de dissiper un doute sérieux de compétence en amont d’une procédure législative. Les juges notent enfin le caractère exceptionnel du recours introduit, puisqu’il est le premier du genre en provenance d’Écosse (§46). La question posée par la Lord Advocate est donc recevable. Les juges n’ont pas eu de difficulté ensuite pour décider de trancher la question au fond sans user de leur pouvoir discrétionnaire pour l’évacuer au motif de son caractère « prématuré ». Ce faisant, les juges n’ont pas cherché à fuir un débat qui serait de toute façon revenu devant eux en cas de dépôt du projet de loi.

Pourquoi la Cour suprême exclut-elle la compétence du Parlement écossais pour organiser un référendum consultatif sur l’indépendance ?

Parmi les matières réservées au Parlement de Westminster, l’annexe 5 du Scotland Act liste « l’union des royaumes d’Écosse et d’Angleterre » (§1(b)) et « le Parlement du Royaume-Uni » (§1(c)). A priori, un référendum d’indépendance met en cause ces deux objets. Mais l’astuce du gouvernement écossais est de prévoir que le référendum ne soit que consultatif. En tant que tel, il n’emporte pas d’effet juridique, la question de l’indépendance de l’Écosse continuant à relever du Parlement de Westminster. Cette démarche lui a peut-être été inspirée par le flou qui entoure le droit applicable au référendum et par le précédent référendaire de 2016. La loi organisant le référendum portant sur la sortie de l’Union européenne n’avait pas prévu que le référendum aurait un caractère obligatoire. Après le résultat positif, le Parlement pouvait donc décider de ne pas suivre le choix du peuple et de rester dans l’Union. Lors de l’affaire Miller 1 relative à la question de savoir si le gouvernement britannique pouvait notifier l’intention de retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne sans autorisation parlementaire, la Cour suprême avait admis que le référendum avait eu des conséquences politiques, mais qu’il n’avait pas lié le Parlement de Westminster, faute de mention expresse dans la loi (R (Miller & others) v Secretary of State for Exiting the European Union [2017] UKSC 5, §118-125).

Dans la présente affaire, la question n’est cependant pas de savoir si le référendum aurait des conséquences juridiques, mais de déterminer si le Parlement écossais avait compétence pour l’organiser. Pour répondre à cette question, la Cour devait s’assurer qu’un tel référendum ne se rapporterait pas au domaine réservé (relates to reserved matters), car cela placerait le projet de loi en dehors de la compétence du Parlement écossais (article 29, §2 (b) du Scotland Act). Soucieux de protéger ce domaine, le législateur de 1998 avait pris le soin de préciser que « le point de savoir si une disposition d’une loi du Parlement écossais se rapporte au domaine réservé doit être tranché au regard de l’objectif de la disposition, en tenant compte (entre autres choses) de ses effets dans toutes les circonstances… » (article 29, §3). À ces précisions législatives s’ajoute le fait que le juge considère, de jurisprudence constante, que relates to implique « plus qu’un lien vague et indirect »[1].

Pour l’Advocate General, il ne fait aucun doute qu’un référendum même consultatif aurait plus qu’un lien vague et indirect avec l’union et les pouvoirs du Parlement de Westminster. En outre, les motivations du gouvernement écossais sont claires et le résultat d’un tel référendum aurait un effet politique très fort, quel qu’il soit. La Lord Advocate partage cet avis dans sa recension des arguments en faveur de l’incompétence, mais elle développe aussi une série d’arguments contraires au terme d’un raisonnement compliqué s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour. Elle insiste enfin sur le fait qu’un référendum consultatif n’a pas d’effet juridique sur le Parlement de Westminster et que ses effets dépendent de ce que les autorités politiques en feront.

Dans leur décision, les juges ont rapidement rejeté le raisonnement de la Lord Advocate s’agissant de la cohérence de sa jurisprudence. De leur point de vue, la jurisprudence montre justement que, pour tenir compte « des effets dans toutes les circonstances », il est nécessaire d’aller au-delà des « effets purement juridiques » et de s’intéresser « aux conséquences pratiques des dispositions en question » (§ 74). En appliquant le test jurisprudentiel à la présente affaire, il leur apparaît clairement que l’intention des auteurs du projet de loi est de désunir l’Écosse et l’Angleterre et de soustraire l’Écosse à l’autorité du Parlement de Westminster (§ 76). Dans les affaires concernant les référendums de 2014 et de 2016, la Cour suprême avait déjà souligné le fait que, même sans emporter de conséquences juridiques, un référendum légal constitue « un événement politique important » et que son résultat peut difficilement être ignoré par les institutions politiques concernées (§ 81).

Avant de conclure, les juges ont évacué l’argument soulevé à l’instance par le parti nationaliste écossais au sujet du droit des peuples à l’autodétermination. S’appuyant notamment sur le raisonnement de la Cour suprême du Canada au sujet de la question de la sécession du Québec (Reference re Secession of Quebec [1998] 2 SCR 217), la Cour suprême britannique a jugé que ce droit s’appliquait aux anciennes colonies, dans une situation d’oppression d’un peuple, et que tel n’était pas plus le cas de l’Écosse que du Québec.

À présent que le gouvernement écossais sait que le Parlement de Holyrood n’a pas le pouvoir d’organiser unilatéralement un référendum d’indépendance, les options juridiques sont minces. Le gouvernement britannique peut tout à fait camper sur sa position, mais les victoires répétées des nationalistes ne pourront pas être ignorées durablement. Si le débat retourne dans le seul champ du politique, la décision équilibrée de la Cour lui aura peut-être permis de ne pas y être entraînée.

[1] Loose and consequential connection (Martin v Most [2010] UKSC 10 ; 2010 SC (UKSC) 40, § 49 ; Imperial Tobacco Ltd v Lord Advocate [2012] UKSC 61; 2013 SC (UKSC) 153, § 16 ; In re UK Withdrawal from the European Union (Legal Continuity) (Scotland) Bill [2018] UKSC 64; [2019] AC 1022; 2019 SC (UKSC) 13, § 27 (Continuity Bill)).

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