Par Daniel Gutmann, Professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne (Université Paris-1) et responsable de la doctrine fiscale, CMS Francis Lefebvre
Il y a cinq ans, peu d’observateurs auraient cru possible la mise en place au niveau mondial d’un dispositif obligeant les groupes internationaux à acquitter un impôt effectif minimal dans tous les pays où ils sont implantés. C’est pourtant chose faite.

Sous l’impulsion de l’OCDE, du G20 et d’un groupe d’environ 140 Etats composant le « Cadre inclusif OCDE/G20», une telle réforme a pourtant vu le jour. Elle a d’abord pris la forme d’un modèle de règles élaboré par ces instances internationales. L’Union européenne se l’est ensuite approprié avec quelques modifications et a réuni, après d’homériques luttes internes pour atteindre l’unanimité, la directive (UE) 2022/2523 le 15 décembre 2022. Restait à transposer la directive en droit interne ; c’est désormais chose presque faite avec la présentation, le 27 septembre dernier, d’un article unique d’environ 50 pages logé dans le projet de loi de finances pour 2024.

Comment fonctionnera l’imposition minimale des multinationales ?

Le principe de base du système mis en place est relativement simple : lorsque la société mère ultime d’un groupe détient des filiales ou des succursales dans des Etats où elles sont soumises à un taux effectif d’imposition inférieur à 15%, il appartient à la société mère d’acquitter un impôt complémentaire permettant d’atteindre le chiffre magique de 15%. Ainsi, une société française détenant une filiale dans un Etat où celle-ci est effectivement imposée à 10% devra acquitter en France un impôt complémentaire égal à 5% du profit de la filiale. De même, si une société française possède une filiale française soumise à un impôt effectif de moins de 15%, elle doit acquitter ce même impôt complémentaire. L’hypothèse n’est pas théorique car même si le taux français de l’impôt sur les sociétés est de 25%, certains revenus sont soumis à un taux inférieur. Par exemple, les redevances retirées de la concession de brevets ou d’autres droits de propriété industrielle sont soumises à un taux de 10%.

Le dispositif ci-dessus s’appliquera aux groupes de sociétés dont le chiffre d’affaires consolidé est au moins égal à 750 millions d’euros. Il est donc conçu pour s’appliquer à des groupes de taille significative dont le périmètre est défini par référence aux règles de la consolidation comptable.

La réalité du fonctionnement du dispositif sera très complexe en raison notamment de la difficulté à calculer le taux effectif d’imposition. Il existe ensuite des exceptions multiples à la règle de base, notamment lorsque l’Etat où est située l’entité sous-imposée décide de se doter d’un « impôt complémentaire national » frappant les entités soumises à un taux effectif inférieur à 15%. Pour reprendre l’exemple ci-dessus, si l’Etat étranger où est implantée la filiale imposée à 10% décide de prélever les 5% manquants, la France ne pourra plus le faire. Et si c’est en France qu’est localisée la sous-imposition, le projet de loi de finances pour 2024 prévoit également la création d’un « impôt complémentaire national » permettant de remédier à la sous-imposition.

Que se passera-t-il si une filiale française est détenue par un groupe étranger ? Dans la plupart des cas, cette filiale française (qu’on suppose ici imposée à plus de 15%), ne subira pas de surcoût fiscal lié à la réforme. Il pourrait toutefois en aller autrement dans l’hypothèse où le groupe en cause dispose d’implantations dans des Etats à faible imposition autres que la France et où l’Etat de la société tête de groupe ne « joue pas le jeu » consistant à prélever l’impôt complémentaire à son niveau. En pareil cas, le dispositif prévoit une sorte de solidarité fiscale entre entités du groupe : ainsi, par exemple, une société française appartenant (au hasard) à un groupe chinois et ayant le mauvais goût d’être la sœur ou la cousine d’une entité établie dans un paradis fiscal pourrait bien se retrouver obligée de payer tout ou partie de l’impôt complémentaire découlant de la sous-imposition de sa sœur ou de sa cousine. Il y a de quoi s’interroger sur la compatibilité entre une telle règle et notre ordre constitutionnel, mais la question est complexe puisque la règle découle d’une directive européenne.

Quel est le calendrier de mise en œuvre des nouvelles règles ?

La règle d’imposition de la société mère ultime du groupe décrite ci-dessus s’appliquera aux exercices ouverts à compter du 31 décembre 2023. La règle d’imposition subsidiaire s’appliquera quant à elle un an plus tard.

Un certain nombre d’éléments clés de la réforme restent toutefois à préciser car l’OCDE continue de produire des commentaires du modèle de règles, lesquels seront vraisemblablement intégrés en droit français sous une forme ou sous une autre : soit par voie de commentaire administratif, soit par voie législative, soit peut-être les deux. En outre, les entreprises sont très demandeuses de règles de simplification du calcul du taux effectif d’imposition : si certaines d’entre elles sont déjà connues, d’autres sont toujours en cours de discussion au niveau international et l’on ne sait pas à ce jour dans quel délai elles seront adoptées et a fortiori appliquées. C’est dire que pour les entreprises comme pour l’administration fiscale, il existe encore certaines zones d’ombre sur la mise en œuvre de l’impôt minimal.

L’harmonisation fiscale internationale va-t-elle se poursuivre ?

Il n’aura échappé à personne que nous sommes en train de franchir un cap fondamental dans l’harmonisation fiscale internationale. On croyait que la coordination mondiale était impossible ; la preuve est faite que cette croyance était erronée. On croyait que jamais les Etats n’accepteraient de discuter de taux d’imposition ; ce tabou est levé, du moins en partie.

La suite ne manquera pas d’arriver. Les premiers signes apparaissent cette fois-ci du côté de l’Union européenne puisque la Commission européenne a publié le 12 septembre dernier une nouvelle proposition de directive (COM(2023) 523 final) visant à l’harmonisation des règles de fond régissant le calcul du bénéfice des sociétés. Une petite révolution en perspective qui s’ajoute à d’autres propositions concernant les prix de transfert, les « entités écran » ou encore la fiscalité des PME. Les fiscalistes ne vont pas s’ennuyer dans les prochaines années.