Par Patrick Wachsmann, Professeur émérite à l’Université de Strasbourg, IRCM

Les mesures prises depuis le lendemain du premier tour des élections municipales procèdent d’une logique qui n’est pas individualiste et qui voit le pouvoir politique adopter largement le point de vue des médecins qui le conseillent. Les instruments juridiques du contrôle des décisions prises doivent être mobilisés pour vérifier que ces dernières satisfont bien aux exigences libérales.

L’individualisme subordonné à une logique globale de santé publique

Comment gérer un risque épidémique majeur, alors que des projections statistiques font état du risque de centaine de milliers de décès si les choses sont laissées en l’état ? Cette question conduit aisément à la décision la plus radicale qui soit : confiner l’ensemble de la population se trouvant sur le territoire national, à l’image de ce qu’a fait la Chine, foyer initial de l’épidémie. Pas de circulation, pas de nouvelle possibilité de contamination. La logique paraît y trouver son compte, mais quelle logique, exactement ? Commençons par noter que la Chine n’est pas précisément un État libéral, mais que cette circonstance n’a pas paru constituer un obstacle à la reprise de la solution retenue, dès lors qu’elle était recommandée par les médecins qui conseillent l’exécutif – du moins a-t-on échappé, en dépit de son indéniable efficacité, à l’enfermement des malades, assuré par la condamnation de la porte d’entrée de leur domicile…

L’approche individualiste balayée

L’auteur de ces lignes avait rédigé, voici trente ans, une contribution sur la manière dont les pouvoirs publics avaient fait face à l’épidémie de sida du point de vue des libertés publiques (« Le sida ou la gestion de la peur par l’État de droit », in : Sida et libertés. La régulation d’une épidémie dans un État de droit, Actes Sud, 1991, p. 101). À la relire, on s’aperçoit que l’on a tout simplement changé de monde. On pouvait relever à l’époque que l’obligation, pour les étrangers désireux de séjourner dans le pays, de se soumettre à un test de dépistage était restée le fait d’États totalitaires ou autoritaires, comme la Chine, l’Irak ou la Syrie, et mettre l’accent sur le fait que la France n’avait pas eu recours à une législation d’exception, s’était refusée à imposer un dépistage et avait fait confiance à la responsabilité des personnes atteintes par le virus pour décider de leur vie sexuelle et, en particulier, d’utiliser ou non des préservatifs et d’informer ou non leur(s) partenaire(s). Dès lors qu’était en cause le droit au respect de la vie privée, la solution avait paru aller de soi : selon Benjamin Constant : « Il y a une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit en dehors de toute compétence sociale » (Principes de politique, ch. 1er).

S’agissant du coronavirus, la « compétence sociale » a pris le dessus, l’obligation de subir des tests de dépistage est considérée comme bénigne et l’interdiction autoritaire de tout contact ne passe plus pour anormale. Quant au confinement, il signifie, outre une extrême limitation du droit de sortir de chez soi, l’impossibilité de mener un nombre important d’activités culturelles, religieuses, sociales, économiques, sportives, bref de décider de sa propre existence. Ces restrictions sont instituées au nom du droit à la vie, en particulier celui des personnes les plus fragiles en raison de leur état de santé, de leur âge ou de la sensibilité de leur patrimoine génétique aux agressions liées au coronavirus. Mais un tel argument, mutatis mutandis, eût aussi justifié que l’on privât, dès lors qu’aucun traitement n’était disponible à l’époque, les personnes atteintes du sida de la possibilité d’entrer en contact avec des personnes susceptibles d’entretenir avec elles des relations sexuelles ou de partager des pratiques dangereuses.

On a bel et bien inversé la logique selon laquelle était envisagée, il y a trente ans, la question du traitement d’une épidémie mortelle. Il est vrai que la majorité du corps médical avait souhaité mener la lutte contre le sida dans un cadre libéral. Aujourd’hui, des médecins ont inspiré et soutenu les mesures autoritaires décidées, ce qui pose la question de l’autonomie des décideurs publics.

La conduite médicale de nos vies

Dans nos sociétés, la légitimité des gouvernants est « légale-rationnelle », selon l’expression de Max Weber, ce qui signifie notamment que l’acceptabilité des décisions prises est subordonnée à la possibilité de mettre en avant des arguments rationnels permettant d’y adhérer. S’appuyer sur les préconisations des scientifiques, en particulier des médecins, est alors utile, voire indispensable. Mais dire cela, c’est supposer qu’existe un seul point de vue, une seule solution rationnelle. C’est tenir pour inexistante la discussion incessante, qui fait, précisément, la scientificité de la science, laquelle procède par essais et erreurs, remise en cause continuelle de ce qui était tenu pour acquis au vu des données nouvelles qui alimentent le débat – d’éminents scientifiques ont ainsi contesté la pertinence du confinement généralisé. C’est oublier aussi que le point de vue des scientifiques n’est qu’un point de vue, destiné à éclairer la décision politique mais non pas à s’y substituer.

Dans la lutte contre le covid-19, phénomène d’apparition très récente, il y a peu de certitudes, sinon celle qu’il incombe aux services hospitaliers de tout faire pour tenter de sauver, avec les connaissances et les moyens dont ils disposent, les malades qui leur sont confiés. Les media soucieux de certitudes n’ont présenté au public qu’un aspect secondaire de ces débats qui occupent les scientifiques, celui de l’opportunité, en l’état, d’administrer de la chloroquine aux patients atteints du coronavirus.

À l’inverse, la question de savoir s’il y avait lieu ou non de reporter le premier tour des élections municipales illustre la prévalence de la décision des titulaires du pouvoir de décision politique sur le point de vue exprimé par des scientifiques. C’est à tort, nous semble-t-il, que l’on a reproché à l’exécutif de ne pas avoir automatiquement suivi les préconisations des « spécialistes » – autre chose est la question du caractère suffisant des moyens de protection fournis aux membres des bureaux de vote et aux personnes chargées du dépouillement ainsi qu’aux électeurs. Il faut être conscient du fait que les médecins ont une forte tendance à raisonner comme si l’ensemble de la population était constitué de patients dont il leur appartiendrait de sauvegarder la santé. Mais de même qu’il appartient (pour l’instant !) à chaque patient de suivre ou non les conseils de son médecin (cesser de fumer, boire de l’alcool en quantités raisonnables, faire du sport, etc), il appartient aux pouvoirs publics d’apprécier le poids qu’il convient de donner aux indications que leur fournissent les médecins.

Lors d’une audience sur l’Obamacare devant la Cour suprême des États-Unis, le juge Scalia avait posé la question de savoir si la loi pourrait imposer de manger des brocolis dans le cas où il serait démontré que ceux-ci étaient bons pour la santé. En toute occurrence, il doit être clair qu’il revient aux seuls pouvoirs publics de mettre en balance les effets bénéfiques attendus de la consommation des brocolis et les désirs des citoyens, les intérêts des agriculteurs et des distributeurs, les éventuelles contre-indications, etc.

C’est entrer dans une logique de proportionnalité, fondamentale dans un État libéral.

 

Lire aussi :

 

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]S’abonner à la newsletter du Club des juristes[/vcex_button]