Par Mustapha Afroukh – Maître de conférences HDR en droit public à l’Université de Montpellier (IDEDH/CRDH)
Avec l’affaire de l’expulsion de l’imam Hassan Iquioussen, le juge des référés du Conseil d’Etat s’est retrouvé en cette fin de période estivale sous les feux des projecteurs médiatiques et judiciaires. Parce qu’elle intervient dans une matière éminemment sensible et qu’elle met en cause un acte administratif de l’exécutif – le ministre de l’Intérieur s’étant de surcroît personnellement engagé sur ce dossier – , la décision des juges du Palais royal était très attendue. L’ordonnance rendue le 30 août (n°466554) qui confirme l’arrêté d’expulsion du 29 juillet 2022 a immédiatement provoqué des réactions opposées, notamment sur la question des rapports entre droit et politique. Reste que l’affaire, jugée en référé, ne préempte pas le débat sur le fond et qu’elle pourrait connaître d’autres rebondissements si la Cour européenne des droits de l’homme était saisie à son tour.

Comment M. Darmanin a-t-il justifié la mesure d’expulsion de M. Iquioussen et qu’a répondu ce dernier devant les juges ?

Les faits sont connus par le retentissement médiatique auquel l’affaire a donné lieu. Il suffit de rappeler que le 29 juillet 2022, le ministre de l’Intérieur et des outre-mer G. Darmanin a pris à l’encontre de H. Iquioussen, imam, prédicateur très actif sur les réseaux sociaux, une décision d’expulsion du territoire français, lui reprochant de tenir depuis des années des discours antisémites, séparatistes et misogynes et des propos remettant en question la réalité des attentats de Paris en novembre 2015.

Dans son cas, résidant en France depuis sa naissance et bénéficiant donc d’une protection quasi-absolue (art. L. 631-3 CESEDA), M. Iquioussen ne pouvait être expulsé, sauf à ce que son comportement soit « de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes » (formulation issue de la loi n° 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité modifiée par la loi n° 2004-735 du 26 juillet 2004).

La procédure d’expulsion a été engagée sur le terrain de l’article L. 631-3 du CESEDA et non, comme cela a pu être soutenu, de la loi confortant le respect des principes de la République en date du 24 août 2021, qui n’est pas évoquée dans l’arrêté du 29 juillet. Immédiatement, les soutiens de M. Iquioussen ont relevé l’ancienneté des propos litigieux et le fait qu’ils n’avaient jamais donné lieu à une condamnation pénale. En pratique cependant, la nécessité d’une condamnation pénale n’est pas une condition préalable à l’expulsion (CE, 4 octobre 2004, 266948).

Estimant que les propos qui lui étaient reprochés ne justifiaient pas une mesure aussi grave qu’une expulsion eu égard à l’importance de ses attaches familiales en France, M. Iquioussen, soutenu par la Ligue des droits de l’homme, a saisi le 2 août le tribunal administratif de Paris d’une requête en référé-liberté (art. L. 521-2 du CJA). Cette procédure permet au juge administratif, saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, d’ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle l’administration aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale. Agé de 58 ans, né et ayant toujours vécu en France où réside son épouse, ses enfants de nationalité française et ses petits-enfants, M. Iquioussen invoquait une atteinte à son droit au respect de la vie privée et familiale.

Quels raisonnements distincts ont suivi le Tribunal administratif de Paris puis le Conseil d’Etat pour respectivement suspendre et valider l’arrêté d’expulsion pris par M. Darmanin ?

Il est important de souligner l’attractivité du référé-liberté, qui avait déjà connu ces dernières années une notoriété auprès du grand public avec les affaires Dieudonné, Lambert, Ligue des droits de l’homme, … L’intervention d’une formation collégiale à trois juges, en première instance puis en appel, retient l’attention et témoigne de l’importance de l’affaire et de son caractère sensible. Le délai de 48h dans lequel le juge des référés doit statuer a ici été appliqué avec souplesse. Pour preuve, en appel, le Conseil d’État a pris son temps. Il a statué le 30 août, soit vingt-jours après l’introduction de la requête (9 août). Cet allongement du délai de 48h, qui n’est qu’indicatif, est loin d’être inédit. Le Conseil d’Etat a statué dans un délai de près de cinq mois dans l’affaire Lambert en 2014. Qui plus est, M. Iquioussen ayant « gagné » en première instance, le Conseil d’État a pu facilement se délier du délai de 48h.

Dans son ordonnance du 5 août, le tribunal administratif de Paris a suspendu l’exécution de l’arrêté d’expulsion du 29 juillet 2022 en soulignant l’atteinte grave et manifestement illégale au droit de M. Iquioussen au respect de sa vie privée et familiale. Le désaccord avec l’argumentation du ministre de l’Intérieur porte d’abord sur l’appréciation des propos litigieux. Là où le ministre identifiait clairement des propos séparatistes et complaisants à l’égard du terrorisme, le tribunal objecte l’absence d’éléments précis et circonstanciés permettant d’en attester la réalité. En ce qui concerne les propos antisémites tenus entre 2003 et 2005, le tribunal a considéré que, compte tenu de leur ancienneté et des excuses présentées par le requérant en 2015, ils ne pouvaient être assimilés à « des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination ou à la haine contre une personne déterminée ou un groupe de personnes ». Enfin, si le tribunal a estimé que les propos tenus sur la place de la femme dans la société étaient rétrogrades et constitutifs d’acte de provocation à la discrimination à l’endroit des femmes, ils ne suffisaient pas à justifier la mesure d’expulsion, eu égard aux attaches de M. Iquioussen en France. Partant, la mesure d’expulsion devait être regardée comme portant atteinte à une liberté fondamentale du requérant au sens de l’article L. 521-2 du Code de la Justice administrative, en l’occurrence son droit au respect de la vie privée et familiale.

Le ministre de l’Intérieur a immédiatement fait savoir son intention de faire appel devant le Conseil d’Etat, rappelant au passage sa détermination « à lutter contre ceux qui tiennent et diffusent des propos de nature antisémite et contraires à l’égalité entre les femmes et les hommes ». Plus encore, il affirmait que si le Conseil d’Etat confirmait la position du tribunal administratif de Paris, il étudierait les moyens de donner les forces à la République de se défendre, « en modifiant la loi s’il le [faut] »…

En appel, le Conseil d’Etat a annulé l’ordonnance du tribunal administratif et confirmé la mesure d’expulsion. La Haute juridiction administrative appréhende en effet autrement les propos antisémites et les qualifie « d’acte de provocation explicite et délibérée à la discrimination ou à la haine contre une personne déterminée ou un groupe de personnes ». Le simple fait d’avoir présenté des excuses n’y change rien en l’absence de réfutation explicite.

Le juge administratif ne s’est-il pas livré ici à une appréciation subjective ? Peut-être. Mais il pouvait difficilement en être autrement dès lors que la qualification n’obéit à aucun critère précis. Cela étant, en remettant ainsi en cause la sincérité des excuses du requérant, le juge du Conseil d’Etat semble faire droit à la thèse du double-discours avancée par le ministère de l’Intérieur.

Il est important de replacer cette appréciation dans le contexte plus large et inquiétant d’une porosité déjà observée entre police administrative et police judicaire. Tout se passe comme s’il s’agissait d’éviter que de tels propos, pénalement répréhensibles, soient réitérés. La conclusion retenue s’agissant des propos misogynes rejoint celle du tribunal administratif, quoi que le Conseil d’Etat précise qu’un tel discours, « théorisant la soumission de la femme à l’homme et impliquant que les femmes ne puissent bénéficier des mêmes libertés ou des mêmes droits que les hommes, méconnaît au détriment des femmes le principe constitutionnel d’égalité ». À bien lire la motivation des juges d’appel, on observe une certaine proximité avec l’argumentation développée par la Cour de Strasbourg lorsqu’elle se prononce sur des propos constitutifs d’un abus de droit (art. 17 CEDH).

La référence à la méconnaissance du principe constitutionnel d’égalité, inédite dans le contentieux des expulsions, a évidemment une portée symbolique en ce qu’elle fait écho au concept du vivre-ensemble déjà mobilisé dans d’autres contentieux. Elle implique également l’adhésion à des valeurs jugées impératives. En l’occurrence, le Conseil d’Etat fait prévaloir la défense de l’égalité, comme élément de l’ordre public, au détriment d’autres droits et libertés, tels que la densité des liens familiaux sur le sol français de M. Iquioussen. Il est difficile d’imaginer que le Conseil d’Etat n’a pas été sensible non seulement au contexte actuel dans lequel la lutte contre le séparatisme est devenue une priorité politique mais aussi aux effets de sa décision.

La décision du Conseil d’Etat est-elle conforme à la Convention européenne des droits de l’homme ?  

Rappelons que le requérant a déjà saisi la Cour européenne des droits de l’homme d’une demande de mesures provisoires le 3 août 2022, tendant à la suspension de son éloignement. Le 4 août, la Cour européenne a rejeté cette demande, l’expulsion vers le Maroc n’exposant pas l’intéressé – en l’absence de telles mesures – à un risque réel de dommages graves et irréversibles (n° 37550/22).

Précisons également que le juge européen ne s’est, en aucun cas, prononcé sur la conventionnalité de la mesure d’expulsion, ce qui signifie que le requérant peut très bien saisir la Cour d’une requête au titre de l’article 34 de la Convention et demander une nouvelle mesure provisoire, mais cette dernière aurait peu de chances de prospérer, la Cour y faisant droit principalement sur le terrain des violations des articles 2 (droit à la vie) et 3 (prohibition de la torture).

Sur le fond, le débat contentieux porterait sur la compatibilité de la mesure d’expulsion avec les exigences de l’article 8 de la Convention qui consacre le droit au respect de la vie privée et familiale. Or, dans ce domaine, le moins que l’on puisse dire est que la jurisprudence européenne manque de cohérence. Si la Cour a mis au jour un certain nombre de critères d’appréciation de la proportionnalité des mesures d’éloignement (nature de l’infraction, durée dans le pays d’accueil, situation familiale, âge des enfants…), il n’en demeure pas moins que le contrôle européen valorise tantôt les intérêts étatiques, tantôt le droit au respect de la vie privée et familiale. En 2010, la Cour a ainsi condamné la France pour violation de l’article 8 à propos de l’expulsion d’un ressortissant marocain, condamné pour infraction à la législation sur les stupéfiants, extorsion de fonds, séquestration de personne et port d’arme prohibé, au motif qu’il avait vécu toute sa vie en France (n° 25672/07).

Une affaire H. Iquioussen c. France devant la Cour serait inédite à bien des égards car celui-ci n’a pas été condamné pénalement. La question se poserait alors de savoir si la défense de valeurs républicaines contre des discours de haine peut justifier l’expulsion d’un individu qui a l’ensemble de ses attaches familiales en France ? À première vue, on pourrait penser que la balance pencherait en faveur de M. Iquioussen mais la jurisprudence actuelle marquée par une valorisation de la marge d’appréciation des Etats lorsque sont en cause des choix sociétaux incite à la prudence. La fermeté de la Cour face aux discours haineux pourrait aller dans le sens de la position du ministère de l’intérieur.

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