Par Mustapha Afroukh, Maître de conférences HDR en droit public à l’Université de Montpellier (IDEDH/CRDH)
Inéluctable, la décision du Comité des ministres en date du 16 mars 2022 excluant la Russie du Conseil de l’Europe (CM/Res(2022)2) l’était assurément. Confronté à une guerre d’agression sans précédent d’un Etat membre de l’organisation contre un autre Etat membre, le Conseil de l’Europe se devait de prendre ses responsabilités. Le respect des valeurs communes (prééminence du droit et respect des droits de l’homme), inscrites à l’article 3 du Statut de Londres, l’a donc emporté sur les considérations diplomatiques.

Quel est le contenu de la décision du Comité des ministres excluant la Russie du Conseil de l’Europe ?

 La procédure de sanction, qui a été mise en œuvre, découle de l’article 8 du Statut de Londres dont la formulation est des plus claire : tout Etat membre qui « enfreint gravement » les dispositions de l’article 3, « peut être suspendu de son droit de représentation » et peut être « invité par le Comité des Ministres à se retirer » du Conseil de l’Europe. C’est dire, en d’autres termes, que la procédure de sanction est progressive. Aussi, le coup de semonce a été tiré par le Comité des ministres qui a décidé le 25 février 2022 de suspendre la Russie, membre depuis 1996, de ses droits de représentation en son sein et à l’Assemblée parlementaire (Article sur notre Blog de L. Burgorgue-Larsen).

L’avertissement ayant été totalement ignoré par la Russie malgré les nombreux appels au cessez-le-feu, la seconde séquence de l’article 8 a logiquement été activée. Saisi pour avis par le Comité des ministres, l’Assemblée parlementaire se prononçait clairement le 15 mars en faveur d’une exclusion. C’est chose faite le 16 mars.

Cette décision retient l’attention sur deux points. Tout d’abord, suivant l’avis de l’Assemblée parlementaire, le Comité décide que la Russie cesse d’être membre du Conseil de l’Europe immédiatement. Par conséquent, le pays cesse également d’être partie à la Convention européenne des droits de l’homme (art. 58 § 3 CEDH). Ensuite, la décision fait bien état de la notification russe en date du 15 mars informant la Secrétaire Générale de son retrait du Conseil de l’Europe, mais, conformément à l’article 7 du Statut de Londres, ce retrait volontaire ne devenait effectif qu’à la fin de l’année. À la faveur de l’effet immédiat de l’exclusion, le Comité a pu donc neutraliser le retrait de la Russie et c’est heureux. Il fallait à tout prix éviter que le « scénario grec » de 1969 – Etat qui anticipe une exclusion en se retirant – se reproduise. La stratégie russe était évidemment d’échapper à ce retrait forcé. Toute autre décision aurait affaibli l’institution. Ajoutons que le 17 mars, le Comité a également, par souci de cohérence, décidé de suspendre toute relation avec le Bélarus dont la participation à l’invasion de l’Ukraine est plus qu’active.

 Cette décision d’exclusion de la Russie est-elle inédite ?

 La décision d’exclusion de la Russie est inédite et aucun Etat n’avait jamais été exclu du Conseil de l’Europe auparavant.  L’image du drapeau russe descendu de son mât devant le Palais de l’Europe à Strasbourg restera à coup sûr gravée dans les annales de l’organisation.

Il n’y a donc pas de précédent mais un exemple d’une procédure d’exclusion qui n’a pas pu être menée à son terme. En effet, l’exclusion de la Grèce avait été envisagée en 1969 à la suite de l’établissement de la dictature militaire des colonels, mais avant que le Comité des ministres ne se saisisse du dossier le ministre grec des affaires étrangères annonça le 12 décembre 1969 le retrait de son pays. En 1974, la Grèce redeviendra membre de l’organisation. Si d’aventure la Russie souhaitait dans quelques années réintégrer le Conseil de l’Europe, sa demande connaîtrait le même sort que toutes les autres demandes d’adhésion, les mêmes conditions de fond et de forme s’appliqueraient. Ce cas de figure est loin d’être une hypothèse d’école, du moins si l’on est d’avis que le peuple russe n’est pas condamné à vivre éternellement sous un régime autoritaire. Il est crucial que le Conseil de l’Europe maintienne le dialogue avec la société civile russe.

 En revanche, ce n’est pas la première fois que le Conseil de l’Europe sanctionne la Russie. A deux reprises déjà, en 2000 pour sa guerre en Tchétchénie et en 2014 pour l’annexion illégale de la Crimée, l’assemblée parlementaire avait suspendu les droits de la délégation russe. La réaction de la Russie à la deuxième exclusion de ses représentants aux travaux de l’assemblée parlementaire fût radicale avec le gel en 2017 de sa contribution au budget du Conseil de l’Europe. Il faudra attendre 2019 pour que la mesure de suspension prenne fin.

Qui plus est, les relations entre la Russie et la Cour européenne des droits de l’homme ont été ces dernières années très tumultueuses. Preuve en est, en 2015, l’ensemble des autorités russes (Cour constitutionnelle, Douma) était à l’unisson pour contester l’autorité des arrêts de la juridiction de Strasbourg au nom de la préservation des « valeurs constitutionnelles » de leur État. D’ailleurs, cette contestation transparaît de la notification du retrait russe du Conseil de l’Europe en date du 15 mars dans laquelle on peut y lire que les institutions du Conseil de l’Europe ont « systématiquement (été) utilisées pour exercer des pressions sur la Russie et s’ingérer dans ses affaires intérieures ».

Quelles sont les conséquences de l’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe ?

Les conséquences de l’exclusion de la Russie sont légion et annoncent des jours sombres pour les droits de l’homme.

Pour le Conseil de l’Europe, il va falloir apprendre à vivre sans le plus grand contributeur à son budget : plus de 33 millions d’euros. L’organisation n’en sortira pas indemne. Elle va devoir s’adapter et hiérarchiser ses activités. On pense aussi au personnel russe (non permanent) du Conseil de l’Europe qui n’aura d’autre choix que de quitter l’organisation. Pareillement, si la mesure de suspension n’avait pas affecté la situation du juge russe à la Cour européenne Mikael Lobov, l’exclusion de la Russie implique son départ (art. 20 CEDH).

Quid de la situation de la Russie à l’endroit de la CEDH ? Alors certes, elle n’est plus partie à la Magna-Carta du Conseil de l’Europe. Il faut en mesurer la portée : les personnes relevant de la juridiction de la Russie ne sont plus protégées par la Cour européenne des droits de l’homme. Reste que la formulation de l’article 58 de la CEDH laisse planer un doute sur la question de savoir si le délai de six mois (prise d’effet de la dénonciation), s’applique également à l’hypothèse de l’exclusion.

Il n’est pas certain que ce débat emporte des conséquences pratiques importantes, dès lors que la Russie, qui n’exécutait plus déjà certains arrêts de la Cour, fera la sourde oreille à toute nouvelle condamnation. Il n’en demeure pas moins que la Cour européenne a fait savoir le 16 mars qu’elle suspendait l’examen toutes les requêtes contre la Fédération de Russie (plus de 18 000 affaires pendantes au 31 décembre 2021), « dans l’attente de l’étude des conséquences juridiques de la décision d’exclusion du Comité des ministres sur le travail de la Cour ».

Par une résolution en date du 23 mars, elle a clairement opté pour une interprétation finaliste de la Convention en retenant bien le délai de 6 mois applicable en matière de dénonciation. Par conséquent, « la Fédération de Russie cesse d’être une Haute Partie contractante à la Convention à compter du 16 septembre 2022 ». On relèvera que la Cour est saisie de plusieurs requêtes individuelles et d’une requête interétatique sur les opérations militaires en cours en Russie, dont elle a déjà souligné qu’elles faisaient naître un risque réel et continu de violations graves des droits garantis par la Convention (1er et 7 mars) justifiant l’indication de plusieurs mesures provisoires urgentes (art. 39 règlement de la Cour).

Le désengagement russe concerne également les autres textes et mécanismes de protection des droits de l’homme conclus sous l’égide du Conseil de l’Europe.

« Winter is already here ». Il y a de quoi être pessimiste au vu de la situation en Russie : les manifestations contre la guerre sont violemment réprimées ; la liberté de la presse est réduite à néant ; certains, comme l’ancien président russe Dmitry Medvedev, souhaitent rétablir la peine de mort… À l’heure où la Russie persiste dans son agression militaire contre l’Ukraine et où de très graves violations des droits de l’homme sont commises chaque jour, le Conseil de l’Europe doit plus que jamais réaffirmer son rôle de vigie du respect des droits de l’homme en Europe.

 

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