Par Caroline Kleiner, professeure de droit privé à l’Université de Paris

Le 14 juillet 2021, la Banque centrale européenne (BCE) annonçait officiellement réfléchir à la création d’un euro numérique, dont la mise en œuvre – s’il est décidé de le créer – interviendrait au plus tôt en 2025. Les réflexions sur ce projet de monnaie numérique banque centrale (MNBC, plus connue sous l’acronyme anglais CBDC (Central Bank Digital Currency)) ont en réalité commencé depuis plusieurs mois, avec un premier Rapport sur un euro numérique, publié en octobre 2020, puis le lancement d’une large consultation publique, dont l’analyse des 8221 réponses reçues est publiée dans l’Eurosystem report on the public consultation on a digital euro en avril 2021. Les travaux de la BCE s’inscrivent dans une démarche commune à de nombreuses banques centrales (un rapport de l’US Federal Reserve est attendu en septembre), qui vise à concurrencer les cryptoactifs, auxquels certains accordent la fonction de monnaie. Qu’est-ce que l’introduction d’un euro numérique risque de changer sur notre conception de la monnaie et sur les obligations monétaires ?

Pourquoi créer l’euro numérique ?

Les objectifs affichés par la BCE pour la création d’un euro numérique sont très variés : soutien de la digitalisation de l’économique européenne ; réponse à la diminution sensible du rôle des espèces comme moyen de paiement ; renforcement du rôle international de l’euro… Mais la création d’un euro numérique tient avant tout à faire face à l’émergence des « cryptomonnaies » depuis plus d’une décennie (dont la plus connue, le bitcoin), provoquée par la crise financière de 2007-2008. L’euro numérique exprime la volonté de la BCE de proposer aux résidents de la zone euro (et sans doute à certaines conditions, aux non-résidents) une monnaie dite numérique, c’est-à-dire reposant sur la même technologie pour sa circulation que les « cryptomonnaies » privées. Mais contrairement à ces dernières, qui revendiquent une gestion décentralisée, l’euro numérique serait géré de façon centralisée par la BCE, c’est-à-dire, émis et contrôlé par elle. L’euro numérique serait donc une représentation numérique des espèces, dont la valeur serait garantie par la BCE, proposé aux citoyens et entreprises pour leurs paiements de détail. En d’autres termes, il s’agit d’adapter l’offre de monnaie à l’ère numérique, et donc, d’offrir une alternative aux cryptoactifs dont l’émergence et l’absence de régulation concertée sont source d’instabilité financière.

L’euro numérique est également à distinguer des « stablecoins », cryptoactifs reposant sur la même technologie du registre distribué et dont la valeur est corrélée à celle d’une devise ou d’un panier de devises (sur le leurre des stablecoins, V. Barry Eichengreen, « The Stablecoin Illusion », publié le 13 Juillet 2021 sur le site Project Syndicate.)

L’euro numérique : quelle différence avec l’euro fiduciaire, scriptural et électronique ?

Le Code monétaire et financier, dans son livre premier consacré à la monnaie, traite en des titres différents la monnaie fiduciaire, la monnaie scripturale et la monnaie électronique (qui n’est qu’une forme de monnaie scripturale). En fonction du type de monnaie utilisée (il serait préférable de parler à cet égard de « support »), le paiement obéit à un régime distinct. Il faut en effet relever qu’en dépit de l’« unionisation » de notre monnaie, chaque Etat membre de la zone euro continue d’appliquer ses propres règles relatives au paiement. Par exemple, l’interdiction de payer en espèce au-delà d’un certain seuil, prévu à l’article L. 112-6 du Code monétaire et financier, n’existe pas dans tous les États membres de la zone euro. Le fait même que le marché des services de paiement soit harmonisé, au sein des États membres de l’UE (et donc pas que pour les États membres de la zone euro) par le biais d’une directive montre la place laissée aux droits des États membres de l’UE pour régir les paiements.

Autre exemple : l’intérêt moratoire légal dû pour tout retard dans l’exécution d’une obligation monétaire varie également d’un État membre à l’autre, ce qui peut sembler ubuesque, puisque cela revient à considérer que le prix de l’euro est différent à l’intérieur de la zone euro. Cette divergence crée des situations de conflits de lois, qui ne sont certes pas insurmontables, mais dont la raison d’être peut légitimement être discutée dans le cadre d’un espace monétaire unique. Pourtant, la politique monétaire est commune, c’est-à-dire que les règles applicables à l’euro en tant qu’unité de valeur sont celles de l’UE. Autrement dit, la lex monetae de l’euro est constituée de l’ensemble des règlements et décisions de l’UE. L’explication de cet écartèlement entre d’une part l’application du droit de l’UE à l’unité de valeur et l’application d’un droit national à un paiement en euros réside dans l’aspect bifide de toute monnaie, qui repose sur le couple unité de valeur/unité de paiement. Le droit de l’UE régit l’euro unité de valeur, tandis que les droits nationaux s’appliquent à l’euro unité de paiement.

Le régime de l’euro numérique pourrait ne pas suivre ce schéma. L’introduction de l’euro numérique pourrait même être l’occasion pour les États membres de la zone euro d’adopter des règles communes relatives au paiement. En ce sens, l’instrument choisi devrait sans doute être non pas une directive mais un règlement.

Comment se déroulerait un paiement en euro numérique ?

Même si l’on ne connaît pas encore le fonctionnement de cet euro numérique dont l’introduction n’en est encore qu’à l’étude, ni même la base juridique de cette possible création (soit l’art. 127 TFUE, soit l’art. 128 TFUE), l’essence même de cet euro serait d’être géré directement par la BCE. En cela, la gestion de l’euro numérique se rapprocherait au plus près de la gestion des billets et pièces en euros, objectif par ailleurs assumé par la BCE. En effet, selon l’art. 128 TFUE, la création des billets est décidée par la BCE, tandis que la création des pièces (dont on sait qu’une des faces est « nationalisée ») est décidée par les banques centrales nationales, avec toutefois l’approbation de la BCE sur le volume d’émission.

Le paiement en euro numérique pourrait néanmoins être encore plus centralisé que le paiement en monnaie fiduciaire du fait de la délocalisation totale de ce support monétaire. En effet, la particularité du paiement en espèces réside dans le fait qu’il se localise matériellement. De là découle le pouvoir des États membres de la zone euro de contrôler, au sein de leur territoire (comme l’a d’ailleurs reconnu le Conseil d’Etat), les paiements qui y sont effectués. Or la localisation d’un paiement en euros numériques ne reposerait plus sur des faits tangibles et concrets – résultant de l’animation d’objets sensibles tels que les pièces et billets – mais se fonderait sur des critères juridiques, tels que le domicile ou la résidence du payeur ou encore du bénéficiaire. En effet, l’euro numérique, à l’instar des « cryptomonnaies », recourrait sans doute à la technologie de la blockchain, qui permet d’authentifier instantanément l’opération de paiement. La technologie de registre distribué rend possible, pour la première fois, une gestion directe par la BCE. Il n’est toutefois pas certain que cette voie soit celle choisie par la BCE, qui, à plusieurs reprises dans son rapport d’octobre 2020, indique ne pas souhaiter se passer des intermédiaires traditionnels dans la circulation monétaire que sont les banques commerciales, les « tiers de confiance » que cherchent à éviter les initiateurs de « cryptomonnaies ».

De nombreuses questions doivent être résolues avant de réaliser l’euro numérique : celle de son cours légal, de la protection de la vie privée, du coût pour l’utilisateur, de sa rémunération éventuelle, des possibles seuils de détention, de l’interopérabilité avec les systèmes de paiement existant et avec les devises étrangères, de sa résistance aux cyber-attaques…

En somme, la création d’un euro numérique consisterait non pas à créer une nouvelle monnaie, mais à ajouter une nouvelle forme d’espèces numériques, dont les règles à suivre en matière de paiement devraient être, cette fois, communes à tous les États membres de la zone euro.

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