Par P. EGEA – Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole – Expert au Club des Juristes
L’Union des Démocrates Musulmans Français (UDMF) a déclaré avoir investi des candidats aux élections législatives qui se dérouleront en juin 2022. Cette initiative a suscité des réactions d’une partie de la classe politique qui souhaite interdire toute participation à un suffrage politique de candidats appartenant à des mouvances « communautaires ». Qu’en est-il juridiquement ?

Peut-on interdire à un candidat de se présenter à un suffrage au prétexte de son appartenance à un parti « communautaire » ?

Il faut d’emblée distinguer la situation d’un parti politique et celle d’un candidat aux élections législatives. Un candidat peut être investi par un parti politique mais sa candidature demeure personnelle. Le mode de scrutin uninominal renforce la personnalisation de l’acte de candidature. Dans cette perspective, la question de la dissolution éventuelle d’un parti politique par un acte réglementaire est détachable de celle du refus d’enregistrement par le préfet d’une candidature aux élections législatives.

Quoi qu’il en soit, en l’état actuel de la législation, il semble qu’un préfet ne pourrait pas fonder son refus d’enregistrer la candidature d’une personne fournissant les pièces justifiant de son éligibilité sur le fait qu’il serait investi par un parti qui n’aurait par ailleurs pas fait l’objet d’une mesure de dissolution. Il y aurait là une atteinte grave au droit de candidater aux élections législatives dont on peut considérer qu’il constitue une liberté fondamentale.

Les partis « communautaires » sont-ils compatibles avec le principe de laïcité ?

L’UDMF choque une partie de la classe politique car ce mouvement adopte un registre argumentatif et iconographique (une Marianne voilée) centré sur la défense des musulmans. Pour autant, du point de vue de la Cour européenne des droits de l’homme, une formation politique ne saurait être inquiétée pour le seul fait de vouloir débattre publiquement du sort d’une partie de la population.

Certains vont même plus loin et défendent l’idée qu’en entendant mettre l’accent sur les discriminations réelles ou supposées qui toucheraient spécifiquement les citoyens de confession musulmane, l’UDMF participe d’un débat d’intérêt général, par ailleurs au cœur de la jurisprudence européenne sur la liberté d’expression.

Quant à la laïcité, entendue dans le sens classique retenu par l’article 1er de la Constitution de neutralité de l’État vis-à-vis des religions, elle ne serait pas nécessairement affectée par un mouvement politique prétendant assurer la défense d’une minorité, fût-elle religieuse.

Les adversaires les plus résolus de l’UDMF y voient une atteinte frontale à une conception universaliste de la représentation politique qui prétend saisir les questions politiques sans considération de race, d’origine ou de religion. Il s’agit là d’une interprétation de la laïcité et plus généralement de la représentation qui ne s’appuie sur aucun fondement juridique solide.

Il existe en France des partis indépendantistes qui entendent promouvoir les intérêts spécifiques d’un groupe. Devrait-on les interdire au prétexte qu’ils nieraient l’universalité de la représentation ? En démocratie, le débat politique suppose la confrontation des idées conformément à l’objectif du pluralisme rappelé à l’article 4 de la Constitution. Empêcher un mouvement politique au motif qu’il n’accepterait pas une règle du jeu non écrite consistant à saisir obligatoirement l’individu de manière abstraite, sans autre considération, reviendrait à tenter de dissoudre le problème posé par l’émergence de ce mouvement plutôt que de le résoudre.

Enfin, et autre difficulté , il serait en pratique extrêmement difficile d’endiguer le développement de mouvements dits « communautaires » par des mesures strictement prohibitives. Il faudrait en effet circonscrire le champ de l’interdit et pour ce faire, parvenir à une définition juridique suffisamment précise du communautarisme. Au-delà du slogan politique, une telle définition n’existe pas, y compris dans la récente loi du 24 août 2021 sur les séparatismes (loi « confortant le respect des principes de la République »). Bref, on gagnerait peu à s’aventurer dans une telle voie qui nourrirait à coup sûr le sentiment de stigmatisation.

Quelles sont les limites du discours politique « communautariste » ?

La tentation de l’interdit est d’autant plus incertaine que l’arsenal juridique en vigueur se révèle suffisant. L’article 4 de la Constitution qui pose le principe selon lequel « les partis et groupements politiques se forment librement » ajoute aussitôt qu’ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie.

Par ailleurs, en tant qu’associations, les partis et groupements se trouvent placés sous les fourches caudines de deux dispositifs. Le premier, issu de la loi du 10 janvier 1936 reprise aujourd’hui à l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure permet de dissoudre les groupements factieux qui provoquent des manifestations armées de types paramilitaires (L. 212-1 1° et 2°) ou qui provoquent ou contribuent par leurs agissements à la discrimination à la haine ou à la violence (L. 212-1 6°).

Le second, issu de la loi Pleven du 1er juillet 1972 autorise la poursuite pénale de ceux qui provoquent à la haine raciale ou religieuse dans des conditions qui se sont considérablement enrichies depuis lors, et qui incriminent toute provocation à la haine à raison de l’origine, du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’identité de genre ou de l’appartenance ou de la non-appartenance vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée. Les deux textes permettent enfin d’empêcher et de condamner l’apologie du terrorisme. Bref, le communautarisme radical n’a guère les coudées franches et se heurterait s’il se développait à ces deux butoirs incompressibles.

L’affaire emblématique de la dissolution du CCIF par décret du 1er ministre achève de démontrer qu’en l’état du droit, les propos sans nuances visant à accréditer l’idée que les autorités publiques françaises mèneraient un combat contre la religion musulmane, la relativisation des attentats islamistes, les liens avec l’islamisme radical constituent autant d’éléments justifiant la dissolution. En rejetant la requête du CCIF, le Conseil d’Etat a fixé dans sa décision du 24 septembre 2021 d’utiles jalons qui permettent de saisir les bornes de la liberté d’une association politique. Un groupement ou un parti dit « communautaire » qui s‘aventurerait sur le chemin périlleux du trouble grave à l’ordre public pourrait être sérieusement inquiété. A contrario un mouvement qui se contente de défendre une minorité en ne sortant pas de l’épure définie par les lois, bénéficie de la présomption de liberté posée par l’article 4 de la Déclaration de 1789.