Par Olivier Lecucq, Professeur de droit public à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour

La levée de l’immunité parlementaire des eurodéputés catalans, Carles Puigdemont, ex-président de la Generalitat, Toni Comín et Clara Ponsatí, ex-conseillers (ministres), votée lundi 8 mars par le Parlement de Strasbourg constitue à n’en pas douter un épisode remarquable de la crise qui secoue la Catalogne, et l’Espagne tout entière, depuis une dizaine d’années. Elle permet en effet de réactiver à leur encontre un mandat d’arrêt européen afin qu’ils puissent être jugés en Espagne pour avoir été, au cours de ces dernières années, les principaux acteurs de la mise en œuvre du Procés, c’est-à-dire de la stratégie des nationalistes catalans destinée à faire de la Catalogne un État indépendant. Le retour des responsables en fuite en péninsule ibérique n’est toutefois en rien garanti car, sur fond de divergences concernant la légalité de l’exécution du mandat d’arrêt européen, c’est à un véritable imbroglio judiciaire, national et communautaire, que l’on assiste.

Que reproche la justice espagnole à Puigdemont et consorts ?

« Désastre », « catastrophe » sont des qualificatifs qui reviennent souvent dans la bouche des universitaires espagnols, y compris catalans, pour décrire la crise catalane qui sévit depuis plus d’une décennie de l’autre côté des Pyrénées. L’enjeu est en effet de taille puisqu’il est question, rien de moins, de la sécession de la Communauté autonome catalane pour se constituer en République souveraine. Ce dessein a été forgé par un accord des responsables indépendantistes catalans en 2011-2012 qui s’est traduit par une feuille de route du processus indépendantiste, communément appelé le « Procés ». Depuis cette époque, les responsables de la Generalitat, encouragés par des résultats électoraux de plus en plus favorables, n’ont eu de cesse de lui donner corps à travers une multitude d’actes et d’événements forts et symboliques voulant exprimer « le droit de décider des catalans » au nom du principe d’autodétermination des peuples. La réaction du pouvoir central espagnol, surtout lorsqu’il a été dirigé par le Partido popular (le parti traditionnel de droite), ne s’est pas fait attendre et, tout au long du processus, le gouvernement national a cherché à faire obstacle à chacune des initiatives sécessionistes, essentiellement par la voie judiciaire, et essentiellement par le recours au Tribunal constitutionnel. Un nombre impressionnant de décisions en est ressorti, toujours unanimement dans le même sens. Le Procés et les actes correspondants sont contraires à la Constitution pour la bonne et simple raison que le droit constitutionnel espagnol ne reconnait pas la sécession, qu’il ne peut y avoir d’autre souverain que le peuple espagnol et que les référendums et autres processus de transition destinés en Catalogne à affirmer le contraire ne sauraient ainsi être constitutionnellement admis. D’où la confrontation continue – et sans merci – entre deux bords opposés : les « constitutionnalistes » résolument attachés à l’unité espagnole et à son cadre constitutionnel, les « indépendantistes » fermement décidés à forcer leur destin au nom du droit de décider.

Confrontation – et langage de sourds, qui ont pris une tournure paroxysmique en 2017. Sous la houlette du président de la Generalitat, Carles Puigdemont, le Parlement de Catalogne adopte, les 6 et 8 septembre 2017, deux lois relatives, l’une, à l’organisation d’un (nouveau) référendum d’autodétermination, l’autre, à la transition juridique et de fondation de la République ; desquelles il ressort noir sur blanc la volonté d’établir « une norme suprême de l’ordre juridique jusqu’à ce que la Constitution de la nouvelle République soit approuvée » et de « proclamer que la Catalogne se constitue en République de droit, démocratique et sociale, dans laquelle la souveraineté réside dans le peuple de Catalogne, et en Arán dans le peuple aranais, desquels émanent tous les pouvoirs de l’État ». Il va sans dire que le juge constitutionnel a été immédiatement saisi de ces actes et qu’il les a dans la foulée suspendus (puis annulés : voir en particulier l’arrêt 114/2017 du 17 octobre 2017), mais, l’histoire se répétant, les indépendantistes n’ont eu cure de ces rappels à l’ordre, pourtant incessants, et ont au contraire enfoncé le clou, d’abord en organisant concrètement le référendum prévu le 1er octobre, ce qui a valu des scènes de violence avec la police d’État qui avait évidemment pour consigne de l’empêcher, puis en déclarant unilatéralement l’indépendance de la Catalogne (notamment par résolutions du Parlement autonome le 27 octobre).

Autant dire que le torchon brulait comme jamais, ce qui a provoqué deux réactions décisives de la part des pouvoirs publics espagnols.

D’une part, le déclenchement de la procédure dite de coercition prévue à l’article 155 de la Constitution qui, lorsqu’une Communauté autonome ne remplit pas de manière caractérisée ses obligations constitutionnelles, permet au Gouvernement (avec l’accord du Sénat) d’adopter les mesures nécessaires pour la contraindre à l’exécution forcée desdites obligations ou pour assurer la protection de l’intérêt général. Les mesures subséquentes n’étant pas allées en l’occurrence avec le dos de la cuillère puisque le Gouvernement a tout bonnement décidé de dissoudre le Parlement catalan, de destituer les membres du Govern et de reprendre donc les rênes du pouvoir autonomique dans l’attente de nouvelles élections régionales.

D’autre part, et c’est ici que l’on touche aux ennuis judiciaires de Puigdemont et consorts, le Tribunal Suprême a, sous l’impulsion du juge d’instruction Pablo Llarena Conde, décidé de poursuivre pénalement l’ensemble des récalcitrants catalans, soit le déclenchement de 28 procédures, pour des chefs d’accusation, variables selon le degré d’implication des inculpés, d’une particulière gravité : délit de rébellion, délit de sédition, délit de désobéissance et divers délits de malversation.

Cette mise en accusation a abouti, le 10 octobre 2019, à un procès tout à fait historique (« Le procès du Procés ») de la Chambre pénale du Tribunal Suprême condamnant à de lourdes peines la plupart des responsables indépendantistes jugés, jusqu’à 13 ans de prison (délit de sédition), par exemple, pour Oriol Junqueras, vice-président de la Généralité au moment des faits. Certains des acteurs sous le coup des poursuites, comme Carles Puigdemont, ont cependant échappé à ce sévère épilogue pour avoir fui l’Espagne et s’être réfugiés dans d’autres pays de l’Union européenne. Ce qui explique le lancement de mandats d’arrêt européens effectué à leur encontre par le magistrat instructeur Llarena Conde.

Quel est le sort des mandats d’arrêt européens lancés à leur encontre ?

Lancement des plus logiques puisque le dispositif du mandat d’arrêt européen, créé par la Décision-cadre du Conseil du 13 juin 2002 (2002/584/JAI), veut faciliter dans l’Union l’extradition des personnes qui tentent d’échapper à la justice en allégeant la procédure internationale classique au profit d’un système simplifié de remise entre autorités judiciaires des États membres plus conforme à un véritable espace de liberté, de sécurité et de justice de dimension européenne. Les demandes du Tribunal Suprême ont cependant avorté pour le moment, et ce pour deux raisons.

La première raison était jusqu’à présent imparable. Poursuivis mais en fuite, les intéressés ont été élus au Parlement européen le 26 mai 2019. Or, comme en a jugé la Cour de justice de l’Union européenne en réponse à une question préjudicielle concernant l’immunité parlementaire d’un autre responsable catalan, Oriol Junqueras, élu député européen lui aussi mais incarcéré en Espagne pour ne pas avoir fui (arrêt CJUE du 19 décembre 2019, C-502/19), ils ont ainsi immédiatement profité de l’immunité que leur confère le statut de député européen. Sur cette base jurisprudentielle, la juridiction de Belgique, en charge de décider de la remise de Puigdemont et Comín à l’Espagne, a naturellement refusé d’y donner suite. La levée de l’immunité supprime cependant l’obstacle et, quelques jours après le vote du Parlement de Strasbourg, le juge Llarena Conde n’a ainsi pas hésité à relancer les mandats européens suspendus.

Mais c’est alors la seconde raison, mettant toujours au prise la justice belge, qui fait son entrée en scène de manière assez fracassante. Ayant à exécuter un autre mandat européen à l’encontre d’un ex-conseiller catalan, Lluís Puig, non élu lui député européen, la Cour d’appel de Bruxelles a, par une décision du 7 janvier 2021, jugé que la demande avait été émise par une juridiction incompétente, en l’occurrence le Tribunal Suprême espagnol. Outre l’émoi qu’elle suscite du côté espagnol, cette solution laisse ainsi planer une grande incertitude sur les suites de la procédure pénale à l’encontre de Puigdemont et consorts malgré la levée de leur immunité parlementaire.

La levée d’immunité parlementaire va-t-elle en définitive changer les choses ?

Par analogie, tout porte à croire en effet qu’aux mêmes causes, mêmes effets, et que le juge belge sera aussi réticent à donner satisfaction à la demande de remise de Puigdemont et Comín au motif, en particulier, de l’incompétence du Tribunal Suprême pour juger de cette action pénale qu’il appartiendrait aux seules juridictions locales de connaître, et de la violation en conséquence du droit au juge naturel défendu par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

On pouvait s’en douter, les autorités espagnoles ne le voient absolument pas de cet œil. Bel hasard des procédures, par son arrêt du 19 février dernier (recours d’amparo de Meritxell Borrás y Solé, ex-conseillère de la Generalitat ; nota informativa 15/2021), le Tribunal constitutionnel a ainsi pu répliquer aux juges belges, cordialement mais avec fermeté, que les éléments du droit espagnol déterminant les chefs de compétence juridictionnelle justifient au contraire, et sans l’ombre d’un doute, que la Haute juridiction pénale espagnole ait eu à connaitre des poursuites pénales contre les auteurs du Procès. Selon le juge constitutionnel, le Tribunal Suprême tient sa compétence du fait, en substance, qu’il s’agit d’une affaire concernant des responsables politiques autonomiques (aforados) et qu’elle dépasse le cadre de la seule Communauté catalane. Sans discuter plus avant les arguments invoqués par le juge constitutionnel espagnol, on s’étonnera, en tout état de cause, qu’une juridiction d’un État membre de l’Union européenne puisse mettre à ce point en doute la compétence de la Cour Suprême d’un pays comme l’Espagne alors que sont en cause, à l’échelle de l’État, des délits de rébellion, de sédition et de désobéissance, et que le principe de confiance mutuelle, si cher à la construction et au mandat d’arrêt européens, mériterait peut-être dans ce cas de figure davantage de considération. Sachant au reste qu’il n’est pas du tout certain, au vu de la Décision-cadre de 2002 (not. art. 4 et 6), que l’autorité judiciaire d’exécution soit, en tout cas de cette façon, en droit d’opposer l’incompétence de l’autorité émettrice comme motif de refus d’extrader.

La ministre espagnole des Affaires étrangères, Arancha González Laya, qui, sitôt connu le vote levant l’immunité parlementaire des responsables incriminés, a pu se féliciter que « les problèmes de la Catalogne se résolvent en Espagne, (et) ne se résolvent pas en Europe », risque, au moins dans un proche avenir, d’être passablement déçue. Le bras de fer judiciaire au niveau européen va en effet connaître, à n’en pas douter, de nouveaux soubresauts, consistant, entre autres contentieux, à faire trancher par la Cour de Luxembourg le litige sur le régime d’exécution du mandat d’arrêt européen. L’avocat de Puigdemont, un brin provocateur, avertit d’ailleurs que, peu importe le nombre de coups, ils finiront de toutes les façons par gagner par échec et mat. Rien n’est moins sûr, mais il serait surtout temps que les parties en présence cessent enfin leur bataille judiciaire, qui ne résoudra jamais par elle-même le conflit catalan, pour ouvrir la voie d’un dialogue et d’une solution politiques seuls aptes à lui offrir un jour une issue.

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