Par Jérôme Passa, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2), Avocat

Le communiqué par lequel, le 5 mai dernier, la Représentante américaine au commerce de l’administration Biden a prôné une « levée » des brevets sur les vaccins contre le Covid-19 et annoncé que les États-Unis entendent s’engager activement en ce sens dans des négociations devant l’OMC, a relancé, à travers le monde, une idée politique qui, spécialement en Europe, paraissait avoir perdu en vigueur ces dernières semaines.

Relayée par les médias et débattue dans de multiples cénacles, souvent de manière imprécise, l’idée suscite des réactions contrastées tant elle est marquée par diverses considérations politiques, éthiques, économiques, techniques et juridiques.

Il est évidemment indispensable que des quantités beaucoup plus considérables de doses soient disponibles dans les nombreux pays qui n’ont pu contracter dans de bonnes conditions avec les laboratoires pharmaceutiques producteurs de vaccins et détenteurs sur ceux-ci de brevets et demandes de brevet. Le propos n’est cependant ici, même dans ce contexte, ni de prendre parti pour ou contre le système des brevets et de l’exclusivité qui leur attachée, ni d’apprécier l’opportunité économique et politique de nouvelles limites à ce système (puisqu’il en existe déjà), ni naturellement de tenter d’identifier si les difficultés actuelles d’approvisionnement tiennent principalement aux brevets, comme certains l’affirment, ou seulement à la complexité de la chaîne de production industrielle, comme d’autres le soutiennent.

On s’en tiendra à l’examen du contexte normatif, existant ou tel qu’il peut raisonnablement évoluer à court terme, sans bien sûr se cantonner à la France, afin de déterminer si cette « levée » des brevets est concevable en droit et, dans l’affirmative, à quelle réalité elle peut ou pourrait effectivement correspondre.

Peut-être convient-il de commencer par rappeler, de façon générale, en quoi consistent les brevets et la protection qu’ils confèrent ?

C’est en effet indispensable pour comprendre comment se pose précisément la question de la « levée » des brevets sur les vaccins ou, selon une terminologie voisine et tout aussi approximative, de la mutation de chacun de ces vaccins en « bien public mondial ».

Octroyé en contrepartie de l’enrichissement de la collectivité par la divulgation de l’invention dans une demande de brevet destinée à être publiée, un brevet ne confère à son titulaire de monopole d’exploitation de cette invention que pour le territoire national pour lequel il a été délivré par l’autorité administrative – nationale ou régionale. L’entreprise qui entend bénéficier d’une protection sur divers territoires doit ainsi se constituer un portefeuille de brevets nationaux, tous juridiquement indépendants les uns des autres bien qu’ayant le même objet. Cette territorialité de la protection oblige à envisager une « levée » des brevets territoire par territoire, en vertu de la loi nationale applicable ; ce qui constitue une première et indéniable difficulté.

Il est par ailleurs fréquent qu’une technologie exploitée commercialement, à travers un produit ou un procédé, soit couverte, sur un même territoire, par un bouquet – parfois, un maquis – de brevets, dont certains antérieurs à la mise au point de la technologie en cause ; la technologie du réseau 4G met ainsi en cause plus de 4000 brevets. Les vaccins actuels sont nécessairement couverts, chacun, par une multitude de brevets (préexistants, tels ceux sur l’ARN messager) et de demandes de brevet, le cas échéant non encore publiées. L’approche nécessairement territoriale est ainsi encore compliquée par la multitude des brevets en cause, y compris non encore délivrés.

En outre, si l’invention doit nécessairement être décrite de manière suffisante dans la demande de brevet, il n’est pas exigé qu’elle le soit selon des modalités permettant l’exploitation industrielle optimale de l’invention ; il est très fréquent que, pour une telle exploitation, des connaissances techniques demeurent confidentielles, constitutives de savoir-faire. On croit comprendre que la production des vaccins actuels implique, outre la multitude de brevets et en raison aussi de celle-ci, des savoir-faire complexes. La « levée » des brevets, à la supposer possible, ne placerait donc pas nécessairement les tiers en position de fabriquer des produits de même qualité et ne les dispenserait en toute hypothèse pas de l’obtention d’AMM.

Une « levée » des brevets pourrait-elle prendre la forme de mesures affectant la propriété de manière radicale ?

A supposer surmontées les difficultés évoquées, se pose la question de la manière dont la notion de « levée » de brevet pourrait se traduire juridiquement. Pourrait-elle prendre la forme d’une mesure aussi radicale que l’expropriation, la neutralisation provisoire du droit exclusif ou l’anéantissement du droit ?

Aucun mécanisme de ce type n’est prévu, pour la préservation d’intérêts supérieurs en général ou ceux de la santé publique en particulier, ni dans le puissant droit international conventionnel des brevets (Convention de Paris et OMC), ni, en Europe, en droit de l’Union européenne ou dans la Convention de Munich sur le brevet européen.

Lorsque les textes, spécialement l’Accord ADPIC, qui constitue l’annexe Propriété intellectuelle de la Convention OMC, prévoient des limites, beaucoup moins sévères, à l’exclusivité attachée aux brevets, en particulier dans l’intérêt de la santé publique précisément, telles les licences d’office évoquées plus loin, ils les encadrent soigneusement et les subordonnent à des conditions précises ; ce qui laisse clairement entendre qu’aucune mesure plus radicale n’est possible dans le droit des États liés par ces instruments (v. comb. art. 8 et 31 ADPIC).

De surcroît, en droit européen, la propriété intellectuelle est protégée comme droit fondamental par le Premier Protocole EDH et par l’article 17 de la Charte des droits fondamentaux, à quoi s’ajoute, en France, la protection constitutionnelle du droit de propriété et, notamment, des droits de propriété intellectuelle.

Certes, les intérêts de santé publique transcendent tous les autres de sorte que, de lege ferenda, d’aussi fortes restrictions à l’exclusivité attachée aux brevets, soutenues par une ferme volonté politique, pourraient toujours être imaginées et organisées, si elles apparaissaient opportunes non seulement à court, mais également à plus long terme, et point trop coûteuses pour les États qui devraient certainement indemniser les titulaires de droit et pourraient avoir à renouveler l’opération à brève échéance pour d’éventuels nouveaux vaccins adaptés aux mutations du virus. Au plan international, notamment à l’OMC, un consensus sur le principe et sur les modalités ne peut toutefois guère s’imaginer à l’heure actuelle, ne serait-ce que parce que des pays défendront toujours l’idée, assez naturelle, que ces restrictions radicales risqueraient de décourager à l’avenir les investissements très lourds qu’implique la recherche et qui ont permis d’envisager aujourd’hui une sortie de la pandémie.

Au reste, ce qui paraît être envisagé aujourd’hui, en particulier dans le bref communiqué américain du 5 mai ou en France, correspond plutôt à un assouplissement des conditions d’accès aux licences d’office.

En quoi les licences d’office consistent-elles et quelles sont les possibles évolutions ?

A la différence des licences amiables habituelles, les licences d’office, variété de licences imposées, sont accordées par l’autorité administrative – celle du territoire couvert par le brevet concerné. Dans le cadre de l’OMC, le mécanisme est prévu et proposé aux parties signataires – plus de 160, dont l’Union européenne – par l’article 31 de l’Accord ADPIC et peut être mis en œuvre dans l’intérêt de la santé publique. Il est cependant encadré par de nombreuses et lourdes conditions. Outre qu’une telle licence est accordée sur un brevet, il est notamment prévu que le candidat doit, sauf urgence, démontrer avoir tenté d’obtenir une licence amiable et que la décision d’accorder la licence, susceptible de recours, ne produit effet que pour l’approvisionnement du marché intérieur du Membre ayant pris cette décision (f) et ne permet donc pas les exportations. Le titulaire du brevet, qui n’est naturellement privé ni de son brevet ni de la liberté de l’exploiter, reçoit, de l’utilisateur bénéficiaire de la licence, une rémunération adaptée à la valeur de l’autorisation ; la mesure peut donc ne pas affecter les finances publiques. Les négociations engagées à l’OMC tendront sans doute à assouplir les conditions d’accès aux licences d’office sur les vaccins anti-Covid avant, faute d’effet direct, traduction dans les législations des Membres.

En France, la licence d’office dans l’intérêt de la santé publique, expressément prévue par la loi sur les brevets depuis 1968 (CPI, art. L. 613-16 s. et R. 613-10 s.), est également soumise à de strictes conditions de fond et de procédure, qui expliquent qu’elle n’ait jamais été mise en œuvre ; en particulier, elle ne peut porter que sur un brevet – et pas plusieurs, ni sur une demande de brevet même publiée, ni encore sur le savoir-faire annexe. Diverses voix s’élèvent aujourd’hui en faveur d’un assouplissement du mécanisme ; une proposition de loi a été déposée au Sénat début avril (n° 524). La réforme ne pourra cependant se réaliser en principe que dans le respect de l’article 31 de l’Accord ADPIC.

Quant au mécanisme de la licence obligatoire pour l’exportation de produits pharmaceutiques vers des pays en développement, prévu par l’article 31 bis de cet Accord, il est également tributaire des législations des Membres. Il a été intégré en droit de l’Union européenne par un règlement 816/2006 et, en droit français, aux articles L. 613-17-1 et s. du CPI. Là encore, de sérieux assouplissements sont attendus des négociations engagées à l’OMC, au moins pour les vaccins et traitements contre le covid.

La réalité juridique apparaît ainsi assez éloignée des effets d’annonce attachés à une « levée » des brevets.

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]