Par Jean-Paul Jean, Président de chambre honoraire à la Cour de cassation
Secrétaire général de l’AHJUCAF1

Que peut le droit ? Les polémiques franco-françaises portant en particulier sur la législation d’exception en période de confinement et le recul de l’état de droit, l’activité réduite des tribunaux2 , les difficultés des avocats du quotidien, les stocks de dossiers et les retards qui s’accumulent, peuvent-elles être mesurées à l’aune de la comparaison avec d’autres pays dont les systèmes juridiques ont quelque proximité avec le nôtre ? La complexité intrinsèque d’une approche comparée résulte aussi de la nécessité d’intégrer d’autres paramètres externes essentiels comme par exemple la perception du monde politique ou l’organisation centralisée ou déconcentrée de l’Etat héritée de l’histoire, qui permettent de mieux comprendre les différences fondamentales du niveau de confiance dans les institutions et le rapport à la décision publique en France et en Allemagne3, analyse qui s’applique aussi en matière de droit et justice4.

Il faut se méfier également de la tendance habituelle à prendre dans les exemples étrangers ce qui arrange et ignorer ce qui dérange, pour conforter et illustrer notre point de vue, usage que les réseaux sociaux ont amplifié de façon exponentielle.

Les développements qui vont suivre seront donc prudents, présentant uniquement à un moment donné les sources disponibles qui s’élaborent et se diffusent empiriquement à travers les réseaux de juristes. Ultérieurement viendront s’ajouter les travaux de recherche qui auront pris le temps nécessaire pour évaluer le rapport bénéfices/risques des mesures prises au nom de la santé ou (et) de la justice. Ce « juste équilibre », ce principe de proportionnalité que les juristes européens connaissent si bien, n’est en fin de compte que la méthode de toute décision raisonnée de politique publique qui en outre doit ordinairement intégrer une logique d’efficience (coût rapporté aux résultats attendus des objectifs fixés) temporairement balayée par le mantra présidentiel « quel qu’en soit le coût ».

Les premiers éléments ici rassemblés concernant le fonctionnement des systèmes judiciaires face à la pandémie de Covid-19 regroupent deux ensembles culturels et géographiques différents, à savoir l’espace juridique européen et l’espace juridique du réseau de la Francophonie, qui possédent une partie commune dont la France constitue un « épicentre ».

L’AHJUCAF a regroupé début avril dans un dossier spécial de son site internet les premières informations et liens disponibles en privilégiant l’organisation des juridictions face à la pandémie, l’information des justiciables, l’enregistrement des dossiers, les contentieux traités, l’organisation des audiences, les modifications législatives et règlementaires adoptées dans le cadre de l’urgence sanitaire, notamment les reports de délais5. Ces informations évoluent rapidement au regard de l’évolution de la situation sanitaire dans les différents pays, certains commençant au début du mois de mai à mettre en place un retour progressif au travail dans une période transitoire du déconfinement, tandis que d’autres ne continuent à gérer que certaines urgences. L’Europe, que la pandémie a touchée après l’Asie et avant l’Afrique, a établi elle aussi un premier état de la situation des justices nationales.

I. La Justice en mode confiné d’urgence sanitaire dans l’espace juridique européen

Les informations relatives aux deux espaces juridiques et judiciaires européens, Union européenne d’une part, Conseil de l’Europe d’autre part, sont regroupées sur leurs sites institutionnels respectifs.
La Cour de justice de l’Union européenne, en cohérence avec les dispositions prises par le Grand-Duché du Luxembourg, a reporté les audiences de plaidoiries et a généralisé le travail à distance pour assurer la continuité du service public européen de la justice. Les délais de recours et de pourvoi continuent à courir, les délais impartis dans les procédures en cours étant prolongés d’un mois6.

La Cour européenne des droits de l’homme a appliqué les mesures sanitaires adoptées par les autorités françaises et généralisé le télétravail. Elle a mis en place des procédures pour les demandes urgentes de mesures provisoires en cas de risque imminent de dommage irréparable (article 39 du règlement de la Cour) et prolongé les délais procéduraux afin de tenir compte des difficultés des parties pour l’introduction des requêtes et dans les procédures pendantes7. Sur le plan politique, Rik Daems, Président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a rappelé les principes de l’Etat de droit et souligné que « l’état d’urgence devrait être proportionnel à la menace, ne s’appliquer que le temps nécessaire et en tout état de cause être réévalué en permanence… afin que l’exception ne devienne pas une nouvelle normalité »8.

La Commission européenne, pour l’Europe des 27 (28 ?) dresse sur son site E-justice un tableau des incidences de la pandémie de COVID-19 à partir des réponses des ministères de la justice9.

La CEPEJ (Commission européenne pour l’efficacité de la justice) s’est appuyée sur son réseau de correspondants au sein des 47 pays du Conseil de l’Europe10 pour rapidement mettre en place un blog permettant de regrouper les informations relatives aux modalités selon lesquelles les systèmes judiciaires s’adaptent face à l’épidémie de Covid-1911.

Dans cette masse de premières informations disparates, dont certaines évoluent rapidement, quelques grandes tendances semblent se dégager, les références par pays cités se voulant ici illustratives et non exhaustives.

Les législations d’exception (annoncées comme transitoires) liées à la crise sanitaire

En Europe, en cohérence avec leurs réponses sanitaires à la pandémie, seuls le Danemark et la Suède n’ont pris aucune disposition législative particulière. Au Danemark chaque tribunal adapte ses réponses à la situation épidémique locale, en privilégiant le télétravail, la préparation des audiences par téléphone et échanges mails, la visioconférence étant réservée aux affaires urgentes. Il en est de même en Suède où les juridictions, selon les conditions de disponibilité du personnel et la situation réduisent les audiences et privilégient les échanges téléphoniques et la visioconférence.

Les dispositions procédurales

La théorie des circonstances exceptionnelles liées à la situation sanitaire permet de reporter les délais légaux pour ne pas priver le justiciable de l’effectivité du droit fondamental d’accéder à la justice. La plupart des pays ont pris des dispositions légales spécifiques afin de proroger les délais de procédure, pour certains dans le cadre d’un état d’urgence déclaré (Espagne, France, Italie, Pologne, Portugal, Roumanie, Slovaquie, Slovénie12). Au Portugal, les circonstances exceptionnelles résultant de l’épidémie conduisent à la suspension de tous les délais de prescription et des délais-butoirs. Pour d’autres, il revient au juge de décider au cas par cas comme en Lituanie où le Conseil de la magistrature a recommandé aux juges d’apprécier l’impact sur le déroulement de la procédure des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire pour en tirer les conséquences. Dans quelques pays comme la Hongrie, le juge ne peut admettre qu’une seule exception à l’expiration d’un délai, à savoir que l’acte procédural n’ait pas pu être délivré par écrit ou transmission électronique.

La suspension des expulsions est aussi une disposition souvent partagée (Autriche, France, Luxembourg, Portugal). La suspension des procédures d’exécution est fréquente (Grèce).
Des dispositions spécifiques ont été prises dans tous les pays européens pour éviter une cascade de faillites, en suspendant le paiement d’échéances pour les entreprises en difficulté du fait de la crise, en particulier les échéances bancaires durant la période d’urgence sanitaire, en lien avec les mesures de soutien apportées par les gouvernements13.

On relève des dispositions spécifiques relatives à la médiation et au contrôle des mesures de probation en République slovaque, questions rarement évoquées par d’autres pays.

La non-exécution des courtes peines d’emprisonnement, le recours aux mesures d’aménagement pour accélérer les sorties, sont fréquentes. En France, ces mesures, anticipées par les juges de l’application des peines, les parquets, les chefs d’établissement et les services de probation et d’insertion, puis renforcées avec l’ordonnance du 25 mars 202014, ont permis de passer de 72 599 détenus au 8 mars 2020 à 60 532 au 28 avril, soit 12 058 détenus en moins en six semaines. Cette situation n’est malheureusement sans doute que temporaire du fait de la diminution considérable du nombre d’entrées en prison durant la période de confinement, conséquence de la baisse de certaines formes de délinquance et de l’activité de police judiciaire, ainsi que des priorités des parquets15.

Parmi les dispositions prises par certains pays, on peut relever qu’en Pologne il est possible de suspendre temporairement l’exécution des peines de prison de moins de trois années le temps de l’épidémie, exception faite des récidivistes, des délinquants professionnels et des membres de groupes terroristes. Le quantum maximum de la peine ferme d’emprisonnement prononcée permettant d’exécuter la sanction sous forme de placement sous bracelet électronique est passé de 12 à 18 mois. Ce même pays a aggravé la répression de certaines infractions en lien avec l’épidémie, comme l’exposition volontaire d’une autre personne à une maladie ou à un virus ou la substitution d’identité. Il a créé le délit d’exposition d’un nombre important de personnes à une maladie contagieuse et la « petty offense » de non-respect volontaire des instructions des autorités.

Seul le Portugal semble avoir pris une mesure de régularisation des étrangers en situation irrégulière. La France a prolongé les délais de validité des titres de séjour, mais les difficultés liées à l’enregistrement des demandes d’asile et l’arrêt total du fonctionnement de la Cour nationale du droit d’asile sont venus aggraver une situation déjà très obérée.

Les contentieux prioritaires

Le choix des contentieux estimés prioritaires, à traiter avec les personnels et moyens disponibles, constitue une question essentielle. Ainsi, la suspension des délais n’est-elle pas applicable dans certains cas. Les plus fréquemment cités touchent à la protection des personnes : les mineurs, avec le respect des mesures provisoires en cas de conflit parental, les victimes de violence domestique (Bulgarie, Espagne, France, Italie), les personnes en hospitalisation psychiatrique forcée (Autriche, Italie). Cela concerne aussi la préservation des preuves (Bulgarie).

En Slovénie, le président de la Cour suprême, qui dirige aussi l’administration des juridictions, a établi une liste des contentieux civils urgents à traiter, qui seuls feraient l’objet d’audiences. Cela concerne en particulier la préservation des preuves, les affaires concernant les gardes d’enfant et les pensions alimentaires, les internements psychiatriques, les procès relatifs aux fausses informations.

En matière pénale, la Commission européenne insiste sur la nécessité pour les victimes de violences domestiques en période de Covid-19 d’avoir toujours accès à un service spécialisé confidentiel et gratuit16, priorité assurée par la France, comme la plupart des autres pays européens.

Dans tous les pays européens, le service minimum d’audiences pénales est consacré essentiellement aux personnes arrêtées ou détenues (Autriche, Grèce, Portugal) et aux poursuites visant le non-respect des mesures décidées par les autorités pour prévenir la diffusion du Covid-19 (Bosnie-Herzégovine).

En Serbie, ces contentieux prioritaires au pénal concernent toutes les infractions en lien avec l’épidémie : commerce illégal, non-respect des mesures sanitaires, dissémination du Covid-19, violences domestiques. Au civil, sont prioritaires la protection des mineurs et les internements psychiatriques. Les affaires de faillite sont suspendues.

Les affaires de presse en lien avec l’information relative à l’épidémie sont parfois expressément prévues comme devant être traitées prioritairement (Serbie, Slovénie).

La formulation des priorités peut être plus large. En Espagne, sont énumérées les affaires de détenus, les actions concernant l’état civil, les mesures de protection en matière de violences faites aux femmes, et en général toute action qui ne peut être retardée sans risque de causer un dommage irréparable. En Pologne, la priorité donnée aux affaires est à apprécier au regard de l’importance de l’intérêt public ou privé en jeu, ou s’il y a risque de causer un dommage sérieux à la vie humaine ou animale ou un dommage matériel irréparable.

L’organisation du fonctionnement des juridictions en période de crise sanitaire

Ce sont avant tout les modes d’organisation des tribunaux qui déterminent le fonctionnement effectif de la justice. La mise en œuvre des priorités nécessite de mettre en place en urgence une nouvelle organisation du travail dans les tribunaux, en déterminant « qui est responsable de quoi ? » selon la formule qui constitue le préalable nécessaire à toute action publique aux Pays-Bas. En France, le plan de continuation de chaque juridiction s’élabore et se met en place dans une architecture décisionnelle complexe qui relève, d’une part, du ministère de la Justice entre la direction des services judiciaires, le secrétariat général et les autres directions, et, d’autre part, de l’échelon déconcentré des cours d’appel et du président de chaque juridiction. Le Conseil supérieur de la magistrature paraît, contrairement à d’autres pays, absent de ce circuit de décision alors que nombre de questions déontologiques se posent dans cette gestion de l’urgence sanitaro-judiciaire.

Le président ou la présidente de juridiction, en période de confinement doit, entre autres, assurer la concertation avec le CHST et les personnels de toutes catégories, la relation avec le Barreau et les autres professionnels du droit, avec les services extérieurs de l’Etat et des associations intervenantes, la gestion des moyens matériels – sur lesquels ce président n’a quasiment aucune prise – avec le service administratif régional, les relations dyarchiques avec le procureur, la disponibilité des services de greffe qui relèvent du directeur.

Au niveau national, pour assurer cette concertation, en Ukraine le Haut conseil de justice a créé une instance de coordination pour élaborer avec les autorités judiciaires et leurs partenaires, au premier rang desquels le Barreau, les mesures effectives dans les juridictions et les propositions de modification des règles procédurales pendant la période d’urgence sanitaire.

Le Portugal, dans son texte déclarant l’état d’urgence dès le 13 mars, a appliqué pour les affaires urgentes, le régime des vacances judiciaires. Cette question des périodes de vacation d’été va être essentielle pour trouver des solutions face aux stocks d’affaires qui se sont accumulés et le report des audiences. Le problème se pose pour la justice comme pour tous les services publics. Comment objectivement organiser, partager et rémunérer cet effort collectif nécessaire dans l’intérêt de la justice ?

Le Covid-19 révélateur et accélérateur des méthodes de travail de la justice

Les systèmes de justice les plus avancés dans l’organisation du travail à distance et en mode de gestion dématérialisée étaient les mieux préparés à la gestion de crise. La visioconférence est ainsi le mode privilégié des débats judiciaires dans les pays baltes, Estonie, Lettonie, Lituanie, ou en Slovénie, avec des dispositifs associant les avocats, huissiers et notaires.

Les crises sanitaires accroissent les inégalités tout en provoquant de profonds changements sociaux17. La pandémie du Covid-19 constitue à la fois un révélateur du niveau actuel d’utilisation des nouvelles technologies dans les juridictions et un accélérateur qui va faire basculer les systèmes judiciaires vers leur usage massif, comme pour nombre d’autres secteurs de la société. Pour accélérer le retour à une situation acceptable dans les délais de jugement, le triptyque juge unique, procédure écrite, dématérialisation va transformer le rapport à la justice civile, donc aussi le métier d’avocat avec le recul de l’oralité et du rapport humain, malgré le souhait récurrent du justiciable de « pouvoir s’expliquer devant son juge »18.

En France, on sait que le principal problème des juridictions aujourd’hui est celui du télétravail des greffiers qui disposent de très peu d’ordinateurs portables de service et ne peuvent donc pas accéder en télétravail aux logiciels de gestion des dossiers19. Ainsi, en région parisienne, une permanence avec présence physique est assurée pour les dossiers urgents. Mais pour le reste, les problèmes de garde d’enfants et de transport en commun dans des conditions sanitaires non sécurisées, notamment pour les fonctionnaires qui résident en banlieue du fait du coût du logement à Paris, ont pour conséquence que les juges rédigent leurs jugements et les procureurs assurent le règlement des dossiers d’instruction en télétravail à leur domicile, quand les greffiers sont bloqués dans leurs activités. Les personnels de greffe, lorsqu’ils pourront retourner au palais dans des conditions de sécurité sanitaire suffisante, devront gérer un stock considérable de dossiers. Le stock d’affaires à audiencer viendra se cumuler avec celui constitué en conséquence de la longue grève des avocats suite au projet de réforme des retraites. Peut-être cette crise sera-t-elle aussi l’opportunité de construire enfin avec les avocats une politique judiciaire de mode alternatif de résolution des litiges où le retard français en Europe est relevé depuis longtemps20.

L’usage massif du recours au télétravail pour les magistrats et greffiers ressort de la vision concrète partagée par les praticiens correspondants de la CEPEJ (Belgique, Danemark).

Ainsi, la Norvège, par ailleurs pionnière en politique de qualité, pratique le tout digital, la gestion administrative et budgétaire dématérialisée, les audiences en visioconférence, les décisions collégiales n’étant plus validées que par le président de la juridiction avec signature scannée avant d’être enregistrées électroniquement. Les documents ne peuvent être transmis que par voie électronique (Azerbaïdjan) et sont pratiquées les auditions à distance témoins et des parties (Arménie, Slovénie).

La Turquie au système informatique très centralisé et peu soucieux des libertés utilise un système SEGBİS (System of Video Conference and Records In Courts) et UYAP (National Judiciary Informatics System) pour assurer la communication entre les juridictions et les parties sans présence physique. Mais cette centralisation informatique renforce aussi le contrôle sur chaque juge, après l’élimination de 4 500 magistrats par le régime dictatorial d’Erdogan21.

En Italie le Conseil supérieur de la magistrature a diffusé une circulaire précisant les conditions de tenue de l’audience civile par visioconférence qui doit être réservée aux cas ne nécessitant pas la présence d’autres personnes que les avocats des parties.

En Croatie, les mesures de prévention vis à vis des personnes détenues en prison incluent le recours à la visioconférence pour les audiences, technologie utilisée aussi pour les échanges des détenus avec leurs familles.

En Serbie, le 30 mars les représentants du Barreau ont protesté contre l’utilisation des procédures en ligne pour sanctionner le non-respect du confinement. Les juges utilisaient des applications comme Skype, procédé non prévu par la loi constituant une violation du droit à un procès équitable. En réponse, dès le 1er avril a été pris un décret précisant que lorsqu’une audience de détention présente un risque de diffusion du Covid-19, le juge peut décider d’utiliser des moyens de transmission du son et de l’image dans les cas où cela est possible techniquement.

En tout état de cause, le Danemark, par-delà les difficultés ponctuelles et les retards inévitablement pris, estime que les leçons qui seront tirées de cette expérience exceptionnelle, apprendront beaucoup sur les nouveaux modes de travail collaboratif à distance.

Le maintien d’audiences en juridiction dans un cadre sanitaire protecteur

Partout, des règles sont édictées pour tenir les audiences avec présence physique in situ dans des conditions sanitaires correspondant aux standards internationaux (présence d’un nombre maximal de personnes, désinfection des locaux, gel hydro-alcoolique, lavage des mains, distances minimales, masques…).

Le Conseil judiciaire de Lituanie a recommandé aux juridictions un cadre très précis d’organisation. Les audiences orales sont renvoyées sauf pour les urgences prioritaires concernant les affaires de détention et le retrait des enfants d’un environnement dangereux, ces audiences devant se dérouler avec une prévention sanitaire adéquate. Les autres affaires sont prises par conclusions écrites en juge unique. Est organisée une rotation des horaires avec restriction des accès aux juridictions et déclaration des personnes à risques de contamination.

En Lettonie, si exceptionnellement le greffier doit nécessairement être en contact en face à face avec un justiciable ou un avocat, il doit exiger une attestation écrite de cette personne selon laquelle elle n’a pas été hors du territoire depuis moins de 14 jours, n’a pas été infectée ou en contact avec une personne dont la contamination au Covid-19 a été établie.

Une flexibilité accrue

La Pologne a instauré des règles dérogatoires de compétence avec flexibilité au regard de la compétence territoriale et possibilité pour le président de la cour d’appel de transférer des affaires de juridictions ayant dû cesser leur activité à d’autres moins touchées. S’ajoute, dans les mêmes conditions, la possibilité de changer temporairement d’affectation de juges et donc de suspendre le principe d’inamovibilité avec leur consentement. Il n’est pas étonnant que cette flexibilité soit engagée dans un pays où le pouvoir politique, malgré la procédure d’infraction engagée à son encontre par la Commission européenne22 profite de la crise pour étendre son emprise sur les juges.

II. Eclairage sur les juridictions de la Francophonie face à la pandémie

Le site de l’AHJUCAF permet d’accéder aux informations concernant les Cours suprêmes judiciaires des Etats de ce réseau de la Francophonie23. L’intérêt est de comprendre, à travers quelques illustrations, comment se préparent à affronter les conséquences de cette pandémie des systèmes judiciaires de pays aux réalités sociales différentes dont les plus pauvres, notamment en Afrique de l’Ouest, disposent de moyens matériels et informatiques limités.

La Cour suprême du Canada a très vite adapté son organisation24. Dès le 16 mars elle annonçait continuer son activité en réservant l’accès physique aux locaux aux seules personnes dont la présence était nécessaire à la conduite des instances, tous les documents devant être transmis par courriel, et les échanges effectués par téléconférence. Elle mettait sur internet à disposition des avocats et du grand public un dossier concernant les réponses aux questions concernant l’impact de la COVID-19 sur les instances devant la Cour, avec toutes précisions sur les instances, les délais, les reports25.

Les mesures organisationnelles prises dans le réseau de la francophonie au Canada et en Europe (Belgique26, France27, Luxembourg28, Monaco29, Roumanie30, Suisse31) ainsi que les évolutions du cadre juridique ont été facilitées en particulier par leur niveau de développement informatique et la qualité de leur réseau internet. La réalité est évidemment très différente dans d’autres pays, au Maghreb, en Afrique de l’Ouest et au Proche-Orient.

L’état d’urgence et les dispositions pénales à l’appui des mesures sanitaires

Outre la Mauritanie voisine, c’est sans doute le Maroc qui a pris l’ensemble de dispositions le plus complet impliquant la justice face à l’épidémie. Le décret-loi du 23 mars 2020 a déclaré l’état d’urgence sanitaire sur tout lieu du territoire national et autorisé le Gouvernement à prendre toute mesure nécessaire pour empêcher l’aggravation de l’épidémie32. Toute personne qui ne se conforme pas aux commandements des autorités publiques, dont le confinement à domicile et l’obligation de porter un masque sur la voie publique depuis le 7 avril, encourt une peine de trois mois d’emprisonnement et une amende de 1 300 dirhams, de même que celui qui entrave, conteste ou incite à enfreindre ces décisions via tout support. L’état d’urgence sanitaire déclaré suspend l’effet de tous les délais légaux prévus, leur cours reprenant à compter du jour suivant sa levée, exception faite des délais de garde-à-vue et de détention.

C’est à la même date du 23 mars 2020 que le Sénégal avait proclamé l’état d’urgence avec autorisation donnée aux pouvoirs publics de prendre toutes les mesures tendant à restreindre les libertés publiques en vue d’endiguer la propagation du Covid-1933. Dès le 13 mars un arrêté du ministre de l’Intérieur avait interdit toutes les manifestations ou rassemblements de personnes dans les lieux ouverts ou clos.

En Tunisie, le premier ministre dispose d’un droit délégué de légiférer par ordonnance pendant un mois dans un certain nombre de matières dont les libertés individuelles et la justice (article 70 de la Constitution) ce, avec l’aval du Conseil de la magistrature obligatoirement consulté pour tout projet de loi qui concerne le domaine judiciaire

Une attention particulière portée aux mineurs et aux détenus

Au Maroc, une grâce royale a été accordée le 5 avril à 5 654 détenus pour des libérations progressives. Le ministère public a diffusé une circulaire pour les mineurs placés afin de privilégier des mesures de remise à leur famille lorsque leur situation juridique et leur intérêt supérieur le permettent34.

Afin de désengorger les prisons et prévenir la propagation de la pandémie en milieu carcéral des libérations ont été décidées au Niger. Au Cameroun le Président de la République a pris le 15 avril 2020 un décret portant commutation et remise de peines.

Au Bénin, les dossiers des mineurs en détention sont prioritaires ainsi que celles relatives à la protection de l’enfance et de la famille.

L’adaptation de l’activité des tribunaux

En Algérie, le 16 mars, le ministère de la justice a pris une série de décisions concernant l’activité des tribunaux et les établissements pénitentiaires. Au pénal, toutes les audiences ont été suspendues sauf celles relatives à la détention qui se déroulent à huis clos. Les affaires de référé et les audiences administratives sont maintenues, se déroulant par nature avec les seuls avocats. Mais depuis le stade 3 de l’épidémie, l’Ordre des avocats d’Alger a décidé de suspendre toute activité judiciaire, quelle que soit sa forme, à travers toutes les juridictions35.

En Tunisie, le CSM dès le 15 mars avait appelé les juridictions à ne traiter que les affaires urgentes et à reporter toutes les autres audiences. Le 4 avril, il a prescrit la fermeture de toutes les juridictions sauf pour les comparutions immédiates, les déferrements avec ouverture d’une instruction, le contentieux de la détention et de l’exécution des peines, les affaires concernant les enfants en danger. Les audiences criminelles avec détenus ont aussi été renvoyées, dont les affaires de terrorisme, en particulier celles relatives aux attentats du Bardo et de Sousse. Au civil, seuls les référés « d’urgence absolue et à caractère vital » sont soumis à approbation préalable du juge.

Si la Cour Africaine des Droits de l’Homme qui a son siège à Arusha en Tanzanie, a interrompu le 20 mars 2020 sa 56esession, pour éviter tout risque de contamination des juges et du personnel, les juridictions nationales ont chacune organisé une activité réduite.

Parmi elles, on peut citer l’exemple du Bénin où une circulaire du ministre de la justice et de la législation du 18 mars 2020 a demandé à tous les chefs de cours et de juridictions d’adapter leur fonctionnement aux mesures visant à prévenir la propagation du Covid-19. Les mesures de garde à vue et de rétention sont réservées aux situations d’extrême nécessité, et les renvois des dossiers sont privilégiés dès lors que les délais et la situation des prévenus le permettent. Les juridictions civiles ne traitent que les procédures d’urgence (référé ou contentieux de l’exécution) et celles présentant un intérêt majeur au regard de l’ordre public économique. Dans tous les cas l’accès du public aux salles d’audience est limité.

Au Cameroun et au Niger des mesures similaires ont été prises. Les locaux de la Cour suprême ont été désinfectés et des dispositions ont été prises afin de respecter les périmètres de distanciation, avec distribution de masques et mise à disposition de gels hydro-alcooliques.

Au Proche-Orient, concernant le Liban, le Conseil supérieur de la magistrature poursuit ses réunions par visioconférence. Les juridictions pénales traitent les flagrants délits, les dossiers de détenus et les crimes nécessitant une réponse judiciaire rapide, avec un recours de plus en plus fréquent à la visioconférence. La procédure est allégée pour les victimes concernant les enfants en danger et les violences conjugales. Les juridictions civiles ne traitent que les dossiers urgents et ceux comportant des délais précis. La requête en référé peut être introduite par mail.

En tout état de cause, les systèmes judicaires vont être profondément marqués par cette crise sanitaire. Face à l’urgence, il faut trouver ce « juste équilibre » pour une efficacité maximum dans le traitement des dossiers définis comme prioritaires tout en sauvegardant les principes essentiels du procès équitable. La communauté des juristes est parfaitement capable de trouver les solutions aux problèmes de court terme, puis de tirer ultérieurement les leçons de cette expérimentation à marche forcée afin de ne retenir pour l’avenir que les apports positifs destinés à la résorption des retards accumulés puis au fonctionnement normal des systèmes judiciaires. Nul doute que l’usage massif des outils dématérialisés, du travail à distance accompagnant une meilleure organisation du travail négociée avec tous les professionnels de la justice contribueront à préserver le temps indispensable au débat judiciaire sur les questions de fond.

 

[1]L’AHJUCAF (Association des Hautes Juridictions de Cassation ayant en partage l’usage du Français) créée en 2001, regroupe 50 juridictions nationales et communautaires www.ahjucaf.org et dispose d’une base de jurisprudence francophone gratuite JURICAF intégrant plus d’un million de décisions www.juricaf.org
J.-P. Jean a présidé (2003-2019) le groupe des experts de la CEPEJ (Conseil de l’Europe) auteur du rapport biannuel sur l’évaluation des systèmes judiciaires européens Systèmes judiciaires européens : efficacité et qualité, Rapport de la CEPEJ sur 47 pays, éd. du Conseil de l’Europe, Les études de la CEPEJ n° 26, 2018
[2]Nicolas Molfessis, Coronavirus : le risque du Far-West – Libre propos, La semaine juridique Edition Générale, 13 avril 2020, n°15, 443
[3]Ainsi la très éclairante analyse de Johann Chapoutot, Merkel parle à des adultes, Macron à des enfants, Médiapart du 24 avril 2020
[4]Pour une comparaison de trois pays de cultures administratives et judiciaires différentes, France, Pays-Bas et Royaume-Uni, selon la grille d’analyse de Philippe d’Iribarne dans La logique de l’honneur, Le Seuil, 1989, Cf. Mieux administrer pour mieux juger. Essa