Par Annie Cudennec, Professeure de droit public UMR AMURE – Centre de droit et d’économie de la mer (CEDEM), IUEM/Université de Brest

Du fait du Brexit, le Royaume-Uni n’est plus dans l’obligation de garantir l’égalité d’accès des navires européens dans ses eaux sous souveraineté ou juridiction. Les eaux britanniques étant particulièrement poissonneuses, les conséquences sont nombreuses pour les États membres de l’UE. Les négociations sur la pêche constituent le principal point d’achoppement des négociations pour le Brexit.

Comment est actuellement réglementée la pêche dans les eaux européennes  ?

Le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) octroie une compétence exclusive à l’Union européenne pour assurer la conservation des ressources biologiques de la mer dans le cadre de la politique commune de la pêche (PCP). Dans les eaux de l’Union – les eaux relevant de la souveraineté ou de la juridiction des États membres –, elle est donc seule compétente pour adopter les règles relatives à la conservation des ressources biologiques marines.

Plus précisément, la PCP garantit l’égalité d’accès des navires de pêche européens aux eaux et aux ressources dans toutes les eaux de l’Union. Seule dérogation à ce principe, les États membres sont autorisés à limiter la pêche aux navires opérant traditionnellement dans les eaux situés à moins de 12 milles marins des lignes de base. Concrètement, cela signifie que, tant que le Royaume-Uni était membre de l’UE, les pêcheurs de tous les États membres bénéficiaient de l’égalité d’accès aux eaux et aux ressources britanniques dans la zone des 12 à 200 milles marins, c’est à dire dans la zone économique exclusive (ZEE) britannique.

Dans ce cadre, l’Union a élaboré tout un ensemble de règles visant à gérer la ressource de pêche. Chaque année, le Conseil fixe les possibilités de pêche dans les eaux de l’UE. Sur la base des avis rendus par des organes internationaux, tels le Conseil international pour l’exploration de la mer (CIEM), ou européens, tel le Comité scientifique, technique et économique des pêches (CSTEP), il définit la quantité de chaque stock halieutique qui peut être capturée dans chaque zone de pêche.
Cette quantité, encore appelée total admissible de capture (TAC), est ensuite répartie entre les États membres sous la forme de quotas, conformément au principe dit de « stabilité relative des activités de pêche », visant à tenir compte des besoins particuliers des régions particulièrement tributaires de la pêche. Pour cela, une clé de répartition a été définie en 1983, avec l’adoption du premier règlement communautaire de conservation des ressources de pêche. Basée sur les droits historiques des États membres, cette clé de répartition a été mise à jour lors de chaque nouvelle adhésion d’un État à l’UE.
Outre le système de TAC et quotas, l’Union agit sur la ressource par le biais de mesures spécifiques telles les mesures techniques relatives à la taille des captures, à l’accès aux zones de pêche, aux méthodes et engins de pêche utilisés.
Afin de garantir la durabilité de la pêche dans les eaux européennes, il est nécessaire de s’intéresser non seulement à la ressource en tant que telle mais également à la flotte de pêche. Agir sur la capacité de pêche est essentiel car, naturellement, la surexploitation de la ressource découle en grande partie de la surcapacité de la flotte. L’UE a donc décidé d’encadrer la capacité de pêche européenne (la capacité de pêche d’un navire se définit comme sa jauge exprimée en tonnage brut (GT) et sa puissance exprimée en kilowatts (kW)), en fixant, pour chaque État membre, des plafonds de capacité. Chaque État membre doit assurer l’équilibre entre la capacité de pêche de sa flotte et ses possibilités de pêche.

Pourquoi le Royaume-Uni tient-il à retrouver le contrôle de sa zone économique exclusive ?

La richesse des eaux britanniques est largement reconnue ce qui explique l’intérêt qu’elle présente pour de nombreux pêcheurs européens, tout particulièrement belges, danois, français ou néerlandais qui bénéficiaient du principe d’égalité d’accès aux eaux et aux ressources dans ces eaux.

Du fait du Brexit, le Royaume-Uni devient un État tiers à l’Union européenne. Il n’a plus à respecter les règles de la PCP ce qui signifie qu’il n’est plus dans l’obligation de garantir l’égalité d’accès des navires européens dans ses eaux sous souveraineté ou juridiction.

S’il n’est plus tenu par le droit de l’UE, le Royaume-Uni demeure néanmoins soumis au droit international et notamment à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, en vertu de laquelle il est souverain dans sa mer territoriale (d’une largeur maximale de 12 milles à compter des lignes de base) et dispose de droits souverains dans sa zone économique exclusive (située au-delà de la mer territoriale et d’une largeur maximale de 200 milles), aux fins d’exploration et d’exploitation, de conservation et de gestion des ressources biologiques qu’elle abrite. Le Royaume-Uni a désormais toute compétence pour réserver l’accès aux ressources des eaux placées sous sa souveraineté ou sa juridiction à ses propres pêcheurs et interdire aux navires de pêche européens d’y pratiquer leur activité.

Dans ce contexte, réserver les ressources de pêche à ses ressortissants constitue un enjeu de taille pour le Royaume-Uni : entre 2012 et 2016, les pêcheurs britanniques ont débarqué 90 000 tonnes de poisson capturés dans leurs eaux pour une valeur de 110 millions de livres alors que les autres pêcheurs européens y ont capturé 760 000 tonnes de poissons pour une valeur de 540 millions de livres. Ces chiffres démontrent combien le Royaume-Uni qui constituait déjà au sein de l’UE le troisième producteur de produits de la mer peut sereinement envisager le développement de son industrie de pêche.

En cas d’absence d’accord, comment se déroulera la pêche dans les eaux britanniques le 1er janvier 2021 ?

Le repli des pêcheurs européens dans les eaux européennes est source de vives inquiétudes. La France, notamment, dépendait des eaux britanniques pour près du quart de ses débarquements (ce qui représentait en moyenne annuelle, entre 2011 et 2015, 98 000 tonnes de poissons et 2 566 emplois directs).

En l’absence d’accord global dans le cadre du Brexit, l’UE devra conclure un accord spécifique avec le Royaume-Uni, conformément au droit international, afin que les pêcheurs européens puissent accéder aux ressources britanniques. De même, un accord devra être conclu afin de permettre aux pêcheurs britanniques d’accéder aux ressources dans les eaux européennes (17 % des débarquements britanniques en valeur viennent de ces eaux). La conclusion de tels accords spécifiques n’est pas favorable à l’Union, compte tenu du déséquilibre de la situation : sur la période 2012-2016, la pêche européenne dans les eaux britanniques a été 8,4 fois plus importante en volume de débarquements que la pêche britannique dans les eaux des autres États membres.
On comprend dès lors la volonté de l’UE de maintenir la pêche dans le cadre des négociations globales qui garantissent l’accès réciproque d’une part aux ressources et d’autre part aux marchés européens et britanniques. Il ne faut pas oublier, en effet, l’importance du marché européen pour les produits de la mer britanniques. Quelque 75 % des captures effectuées dans ses eaux sont destinées au marché de l’UE. Ainsi, pour ce qui concerne la France, chaque année, coquilles Saint-Jacques, tourteaux, lieus noirs, cabillauds britanniques abondent le marché pour une valeur dépassant plusieurs centaines de millions d’euros. Le solde des échanges de produits aquatiques est largement négatif pour la France (585 millions d’euros en 2019).

Compte tenu de l’importance du marché européen pour le Royaume-Uni, l’UE dispose d’arguments commerciaux non négligeables pour situer les négociations dans la perspective d’un accord global. En effet, en l’absence d’un tel accord liant les intérêts commerciaux et ceux de la pêche, les produits britanniques soumis aux droits de douane, en tant que produits originaires d’un État tiers, supporteront difficilement la concurrence avec les produits européens.
Les conséquences d’un no deal au 31 décembre seront rudes à supporter, des deux côtés de la Manche. Afin d’atténuer ses effets, la Commission a proposé de maintenir le statu quo en termes d’accès aux ressources, jusqu’à ce qu’un accord soit conclu avec le Royaume-Uni.

En définitive, quoiqu’il arrive, le Brexit coûtera cher tant à l’Union qu’au Royaume-Uni du point de vue social comme du point de vue économique. L’isolement récent de ce dernier du fait de la multiplication rapide des cas de Covid 19 dans le sud-est du pays laisse déjà entrevoir les difficultés de sa séparation avec l’UE.