Après l’arrêt de la Cour de cassation en date du 28 nov. 2018 (n° 17-20.079), qui avait prononcé la requalification en contrat de travail des prestations de service honorées depuis une plateforme de restauration à domicile, c’est au tour de la Cour d’appel de Paris, dans sa décision du 10 janvier 2019, de requalifier, également sous forme de contrat de travail, les prestations de transport d’un chauffeur VTC (Véhicule de Tourisme avec Chauffeur), qui répondait aux commandes d’une plateforme numérique de réservation.

Décryptage par Franck Petit, professeur à l’université d’Aix-Marseille et co-directeur du Master 2 « Droit des relations du travail et protection sociale ».

« C’est l’absence de liberté réelle dans l’organisation du travail et l’existence d’un pouvoir de sanction qui ont pu justifier la requalification en contrat de travail »

Pour quelles raisons la Cour d’appel de Paris a-t-elle prononcé cette requalification des services exécutés par un travailleur indépendant en contrat de travail ?

 La Cour d’appel de Paris a jugé que les liens unissant une plateforme de transport VTC à un de ses chauffeurs déclarés comme travailleurs indépendants constituaient un contrat de travail. Les motifs de la décision ont été puisé dans les conditions générales d’utilisation de la plateforme, qui privaient le chauffeur d’une clientèle propre (il ne connaissait pas les coordonnées de la personne qu’il transportait) et de la possibilité de fixer ses propres tarifs ou son propre trajet. Les juges ont également relevé que l’exploitant de la plateforme disposait d’un pouvoir de sanction  à l’égard du demandeur, sous la forme d’un droit de « désactivation », lui permettant de mettre fin, en tout ou partie, à ses services. C’est donc manifestement l’absence de liberté réelle dans l’organisation du travail et l’existence d’un pouvoir de sanction qui ont pu justifier la requalification en contrat de travail de ce service délivré initialement par un travailleur indépendant.

 Quels sont les dangers du phénomène dit de « l’Ubérisation » ?

 Pour le chauffeur, le principal danger naît, à mon avis, de l’absence de garantie de revenu et, partant, du risque de précarité. Après le paiement de ses charges (par exemple, pour un chauffeur VTC, l’achat de l’essence, la location du véhicule, le paiement de l’assurance et des charges sociales), le fournisseur doit pouvoir garantir ses conditions d’existence. Le « reste à vivre » peut être réduit à peu de chose. C’est pourquoi un soin particulier doit être apporté au contenu du contrat liant la plateforme et le fournisseur de service. Il faut veiller aussi à évincer les clauses d’exclusivité à l’égard des fournisseurs de service, qui pourraient les empêcher de travailler pour plusieurs donneurs d’ordre : déjà, le législateur est intervenu dans le domaine du transport de personnes en posant le principe d’une prohibition des clauses d’exclusivité (loi n° 2016-1920 du 29 décembre 2016). Le fournisseur de service devrait enfin être protégé contre sa « déconnexion » – son éviction – de la plateforme, ce que l’on appelle en droit de la distribution le « déréférencement », mais en droit du travail un « licenciement ». Surtout, il faut que le fournisseur de service puisse se protéger contre les baisses de commissions que la centrale de réservation est tentée d’imposer.

A mon avis, tout est encore à construire pour protéger le fournisseur de service des décisions unilatérales de la centrale de réservation, notamment d’une éviction intempestive et sans préavis.

Cet arrêt de la Cour d’appel de Paris est-il de nature à mettre un frein aux prestations de travailleurs indépendants auprès des plateformes de réservation ?

 Il n’y a aucune certitude, notamment parce que cette décision est revêtue, comme toute décision juridictionnelle, de l’autorité relative de la chose jugée.

Il faudra de toute façon attendre la position de la Cour de cassation, qui n’a jamais remis en cause sa décision du 13 novembre 1996, selon laquelle un contrat de travail se reconnaît dans « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ».

On doit aussi garder à l’esprit que de nombreux chauffeurs VTC souhaitent, non pas la disparition de leur statut de travailleurs indépendants, mais son aménagement en vue d’une plus grande protection (garantie d’un minimum de prestations, amélioration de la protection sociale, organisation d’un droit collectif en vue d’appuyer des revendications professionnelles).

Le législateur a partiellement réagi à ces revendications en donnant à ces prestations un cadre légal. La loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 a prévu que la plateforme devait aider le travailleur dans le financement de son assurance « accidents du travail » : « Lorsque le travailleur souscrit une assurance couvrant le risque d’accidents du travail ou adhère à l’assurance volontaire en matière d’accidents du travail mentionnée à l’article L. 743-1 du code de la sécurité sociale, la plateforme prend en charge sa cotisation, dans la limite d’un plafond fixé par décret. Ce plafond ne peut être supérieur à la cotisation prévue au même article L. 743-1 ». Cette prise en charge est néanmoins écartée « lorsque le travailleur adhère à un contrat collectif souscrit par la plateforme et comportant des garanties au moins équivalentes à l’assurance volontaire en matière d’accidents du travail, et que la cotisation à ce contrat est prise en charge par la plateforme » (art. L. 7342-2 C. trav.). Le législateur s’est aussi efforcé de garantir les droits syndicaux des travailleurs des plateformes (art. L. 7342-6 C. trav.) et de les protéger contre les ruptures de contrats abusives consécutives à leurs « mouvements de refus concerté de fournir les services » (art. L. 7342-5 C. trav.). Enfin, le même texte a donné à ces travailleurs des droits à la formation professionnelle (art. L. 7342-3 C. trav.).

Par Franck Petit