Par Charlotte Beaucillon – Professeure de droit à l’Université de Lille (ed. Research Handbook on Unilateral and Extraterritorial Sanctions, EEP, 2021)
Le 24 février 2022, la Fédération de Russie lançait son offensive militaire en Ukraine, en violation de l’interdiction du recours à la force posée à l’article 2§4 de la Charte des Nations Unies. Dans le contexte du blocage du Conseil de sécurité de l’organisation mondiale par le véto russe, divers Etats ainsi que l’Union européenne ont adopté des sanctions unilatérales à l’encontre de la Russie. Entre le 23 février et le 2 mars 2022, l’Union européenne a renforcé à cinq reprises les mesures restrictives frappant la Russie en les combinant à diverses mesures, notamment à portée militaire. Elle a également étoffé les mesures frappant la Biélorussie au titre de son implication aux côtés de la Russie. Demeure la question de la contribution des mesures restrictives au soutien de l’indépendance de l’Ukraine, Etat frontalier de l’Union avec qui elle est liée par un accord d’association depuis 2017, et qui a sollicité en vain, suivie de la Moldavie et de la Géorgie, son adhésion d’urgence à l’Union européenne (voy. la réponse négative des 27, réunis à Versailles le 10 mars 2022).

A quel titre l’Union européenne adopte-t-elle ses mesures restrictives contre la Russie ?

L’utilisation de la force armée par un Etat à l’encontre de l’intégrité territoriale et de l’indépendance d’un autre Etat compte parmi les violations les plus graves du droit international public. Plus particulièrement, l’interdiction de l’agression armée  appartient à la catégorie des normes impératives du droit international, ou jus cogens (voy. nota. le dernier rapport de la Commission du droit international à ce sujet). Ainsi, l’acte d’agression armée emporte non seulement des conséquences au regard de l’activation du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies mais aussi du point de vue du droit de la responsabilité internationale.

Ce dernier impose deux obligations secondaires aux Etats et organisations internationales en cas de violation du jus cogens: ils doivent coopérer pour mettre fin à la violation de l’obligation impérative en cause, et ne pas reconnaître comme licite une situation créée en conséquence de cette violation. Les mesures restrictives de l’Union européenne contribuent ainsi à l’exécution de ces obligations de coopération et de non reconnaissance (Article 41§1er et 2 des articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite ; Article 42§1er et 2 des articles de la Commission du droit internationale sur la responsabilité des Organisations internationales).

Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, l’Union européenne impose des mesures restrictives à la Russie au moyen de Décisions adoptées dans le cadre de sa Politique étrangère et de sécurité commune (voy. spéc. Décision 2014/145/PESC et Décision 2014/512/PESC ). Mises en œuvre par de nombreux règlements européens, ces mesures ont été régulièrement prorogées, amendées et renforcées, y compris en février et mars 2022 dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

En quoi consistent les mesures restrictives de l’Union européenne contre la Russie?

Cinq salves de nouvelles mesures ont été adoptées immédiatement avant et après l’invasion Russe.

Le 23 février 2022, l’Union européenne a d’abord décidé de nouvelles mesures restrictives (individuelles et sectorielles, notamment en matière d’investissement) en réponse à la reconnaissance par la Russie de l’indépendance de deux républiques ukrainiennes séparatistes de la région du Donbass: Donetsk et Louhansk (spéc. Décision 2022/264/PESC; Décisions 2022/265/PESC et 2022/267/PESC ; Décision 2022/266/PESC). Les trois autres salves de mesures restrictives complémentaires font suite à la qualification de l’invasion de l’Ukraine par l’Union européenne le 24 février 2022, dans les conclusions du Conseil européen et la déclaration du Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.

Le 25 février, le Conseil de l’UE a d’abord décidé de nouvelles mesures sectorielles concernant notamment les biens à double usage, ainsi que des mesures individuelles incluant le gel des fonds du président V. Poutine et du ministre des affaires étrangères S. Lavrov; un message politique univoque au lendemain de l’invasion militaire (voy. Décision 2022/327/PESC; Décisions 2022/329/PESC et 2022/331/PESC; Décision 2022/333).

Le 28 février 2022, d’autres mesures encore ont pris la forme d’une interdiction des transactions avec la Banque centrale russe, de l’inscription de nouvelles entités sur la liste des personnes ciblées par les mesures de gel des fonds, ou encore de la fermeture de l’espace aérien aux aéronefs russes ( spéc. Décision 2022/335/PESC; Décision 2022/337/PESC).

Le 1er mars 2022, l’Union européenne a par ailleurs suspendu la diffusion des média russes RT et Sputnik (Décision 2022/351/PESC; voy. aussi le recours de RT France T-125/22) et a précisé son intention d’exclure certaines banques du système de messagerie interbancaire SWIFT, en visant spécifiquement sept établissement bancaires qui seront coupés du système à partir du 12 mars 2022 (Décision 2022/346/PESC).

Le 9 mars 2022, enfin, l’Union européenne décidé de nouvelles mesures restrictives liées à l’exportation de biens et de technologies de navigation maritime. Le liste des personnes ciblées par les interdictions liées aux services d’investissement, aux valeurs mobilières, aux instruments du marché monétaire et aux prêts a par ailleurs été allongée (Décision 2022/395/PESC). Les sanctions visent également les 146 membres du Conseil de la Fédération de Russie qui ont ratifié les décisions du gouvernement concernant les relations d’amitiés avec les nouvelles républiques séparatistes du Donbass (Décision 2022/397/PESC).

Concomitamment, les sanctions contre la Biélorussie ont aussi été durcies dès le début du mois de mars 2022 par de nouveaux listings au titre de l’implication du pays dans l’agression contre l’Ukraine. Le 9 mars 2022, le Conseil a encore étoffé ces mesures: elles excluent trois banques biélorusses du système SWIFT, limitent les flux financiers en provenance de la Biélorussie, interdisent la cotation et la fourniture de services relatifs aux actions d’entités publiques biélorusses sur les plateformes de négociation de l’Union, et interdisent également les transactions avec la Banque centrale de Biélorussie. Enfin, l’espace aérien européen est fermé à la Biélorussie (Décision 2022/399/PESC). L’objectif de l’Union est clairement affiché: aligner les régimes de mesures imposées à la Russie et à la Biélorussie permet d’en limiter les possibilités de  contournement.

Les sanctions prises par l’Union européenne ont une large portée matérielle. Les mesures sectorielles visent en effet les domaines financier, des transports, de l’énergie, de la défense, ainsi que les biens à double usage et diverses technologies. Les mesures à portée individuelle touchent plus de 700 personnes physiques et morales. Des restrictions au commerce visent par ailleurs spécifiquement la Crimée, Sebastopol, Donetsk et Luhansk, tandis que les programmes d’investissement et de prêts de l’UE à la Russie sont gelés. Diverses mesures diplomatiques complètent ces sanctions économiques (suspension des sommets, exclusion de compétitions sportives), et visent en substance à isoler la Russie sur la scène internationale.

La portée géographique des mesures restrictives est par ailleurs renforcée par l’alignement de certains Etats proches de l’Union sur les sanctions de l’UE, au premier rang desquels figurent les membres de l’Espace économique européen et de l’Association européenne de libre échange (Norvège, Islande, Lichtenchtein pour le premier, ainsi que la Suisse pour la deuxième). A cette liste s’ajoutent la Bosnie-Herzégovine (participant au processus de stabilisation et d’association et candidat potentiel), ainsi que certains candidats à l’adhésion: la Macédoine du Nord, le Monténégro et l’Albanie. Deux autres Etats candidats à l’adhésion se sont en revanche notoirement tenus à l’écart de cette politique d’alignement pour des raisons géopolitiques : la Serbie et la Turquie.

Quel est l’effet des mesures restrictives de l’Union européenne contre la Russie ?

L’enjeu majeur concernant l’efficacité des mesures unilatérales réside dans leur large application,  visant à limiter les possibilités de contournement. A propos des mesures restrictives à visée financière par exemple, la Russie a progressivement développé depuis 2014 le système MIR, une alternative à Visa et MasterCard, ainsi qu’un système alternatif à SWIFT. En réponse aux récentes sanctions unilatérales relatives à Mastercard, Visa et SWIFT, la Russie s’est ainsi tournée vers le système UnionPay Chinois, qui permet toujours de réaliser des paiements dans le monde entier.

Au-delà de la portée géographique des mesures qui dépend de l’alignement de certains Etats proches et de la coordination avec des Etats alliés, certaines lacunes matérielles peuvent être identifiées au sein des mesures unilatérales, notamment européennes. Dans le domaine financier, se pose ainsi la question de l’extension des sanctions à l’usage des cryptomonnaies, qui offrent aujourd’hui une alternative concrète à l’usage des devises internationales. Par ailleurs, la trop forte dépendance de l’Union européenne envers le gaz et les hydrocarbures russes a non seulement conduit à écarter ces secteurs clés des sanctions sectorielles européennes, mais a également diminué la portée des sanctions financières puisque les établissements bancaires comme Sberbank ou Gazprombank par lesquels transitent les paiements européens ne figurent pas sur la liste des cibles des mesures SWIFT. Cette situation met ainsi en lumière l’importance cruciale de l’autonomie stratégique et de l’indépendance technologique de l’Union européenne et explique la difficulté des 27 à trouver un accord satisfaisant à propos du gaz et des hydrocarbures russes lors du sommet de Versailles du 11 mars 2022.

Si les sanctions unilatérales sont encore perfectibles, elles n’ont cependant pas tardé à produire leurs effets. Ainsi, dès le 28 février 2022, la Banque centrale européenne a estimé que la filiale autrichienne Sberbank Europe AG ainsi que ses branches croates et slovènes, étaient « failing or likely to fail », c’est à dire qu’elles ne sont plus considérées comme viables. A la même date, dans le contexte de l’effondrement du rouble russe, il était impossible pour la population russe d’utiliser des cartes de crédit internationales ou d’accéder à des devises étrangères. Une semaine plus tard, le prix des produits de base est à la hausse et l’émergence d’un marché noir pour accéder aux denrées alimentaires est tangible. La question de l’impact humanitaire des sanctions multilatérales et unilatérales demeure ainsi l’un des défis les plus épineux, dans un contexte où les sanctions internationales ont désormais une place centrale dans la conduite des relations internationales.

Jusqu’à présent, aucune de ces mesures ne semble pourtant avoir suffi à ébranler la détermination du gouvernement russe à annexer l’Ukraine.

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