Par Nicolas Leblond, Maître de conférences de droit privé, Doyen de la Faculté de Droit et d’Administration Publique Université Polytechnique Hauts de France – Institut Sociétés et Humanités

Hier, le gouvernement, après avoir longtemps soutenu que les masques ne présentaient pas d’utilité pour le grand public, a imposé leur port dans les lieux clos recevant du public. Aujourd’hui, le ministre de la Santé Olivier Véran recommande leur utilisation dans la rue. Et demain ? Sans même poser la question de l’utilité des masques dans ces situations, cette politique des « petits pas » interroge dans une perspective politique et juridique car elle est potentiellement sans limite. Certes, diront les partisans du port du masque obligatoire sur le ton de l’évidence, il s’agit de faire œuvre de prévention et seulement pour une durée limitée. Ces arguments avaient été pressenti par Ulrich Beck. Dans son célèbre essai paru en 1986 (La société du risque, sur la voie d’une autre modernité, Flammarion, coll. Champs Essais, 2008), outre qu’il prédisait que « l’état d’exception menace de devenir un état normal » (p. 143), ce que l’on a pu tester avec les lois sur l’état d’urgence notamment, Beck notait que face au risque, la tentation est grande d’imposer toujours plus de normes sans voir que ce faisant « on jette les bases d’un autoritarisme scientifico-bureaucratique » (p. 144). Or, prévenait-il, « ce qui pose problème, c’est (que ces exigences) s’inscrivent dans une logique de prévention des dangers (…). La société du risque a tendance à générer un totalitarisme légitime de la prévention qui, sous couvert d’empêcher que ne se produise le pire, finit par créer, par un mécanisme trop bien familier, les conditions d’apparition de ce qui est encore pire » (p. 145). En somme, l’auteur nous prévenait déjà, il y a bientôt trente-cinq ans, que le risque n’est jamais assez prévenu et qu’à une précaution en est toujours substituée une autre, plus rigoureuse encore.

Donc, demain, après les masques, que nous imposera-t-on de plus ? Au vrai, la question des masques n’est pas si importante ; c’est la philosophie qui se cache derrière qui est inquiétante. Beck avait identifié la menace pour la démocratie et l’État de droit de la société du risque, pour la raison évidente qu’elle conduit à ne raisonner que par la peur. Ainsi, comme il l’écrivait, « le mouvement qui est mis en branle dans la société du risque s’exprime dans la formule suivante : J’ai peur ! (…) En ce sens, la société du risque est caractéristique d’une époque sociale où se forge une solidarité dans la peur, laquelle devient une force politique. » (p. 89) et, pourrait-on dire, de création du droit. Face à la peur en effet, la tentation est alors grande de s’en remettre aux experts. Mais alors, le droit se transforme : fruit en principe d’une construction démocratique, il devient une injonction scientifico-technique imposée par les experts. Comme le disait Carbonnier, on « fera du droit avec la science d’un autre » (J. Carbonnier, Droit et Passion du droit sous la Ve République : Flammarion, coll. Champs Essais, 1996,p. 92). Beck mettait en garde contre cette confiscation du droit par les experts, en soulignant qu’eux-mêmes ne savent pas : « dans les situations de menace, les choses de la vie quotidienne peuvent presque du jour au lendemain se transformer en chevaux de Troie dont surgissent les dangers, et avec eux les experts du risque qui annoncent ce qu’il faut craindre et ce qu’il ne faut pas craindre sans pour autant cesser de se quereller. Les personnes concernées n’ont même plus la liberté de décider si elles veulent ou non leur demander conseil. Ce ne sont plus les personnes exposées qui recherchent les experts du risque, mais les experts eux-mêmes qui choisissent les personnes exposées. Ils peuvent entrer dans les foyers en même temps que les problèmes » (p. 96). S’ils ne savent pas, c’est que comme pour tout un chacun, leur prisme d’observation est tronqué par leurs habitudes culturelles, qui les conduisent à laisser dans l’angle-mort de nombreuses questions : « ce sont les scientifiques qui soustraient leurs représentations protégées à l’acceptation culturelle de la critique empirique, ce sont eux qui font de leurs opinions un dogme en les plaçant au-dessus des autres opinions, se haussant sur le trône branlant de la rationalité pour fustiger l’irrationalité de la population au lieu de s’enquérir de son jugement et d’en faire le fondement de leur travail comme ils devraient le faire » (p. 105). Plus particulièrement, Beck s’inquiétait du rôle trop important donné aux médecins et du danger démocratique que représenterait ce qu’on pourrait appeler le « pan- médicalisme », avec les conflits d’intérêts qu’un tel système pourrait créer : « Dans un nombre de secteurs de plus en plus important, on fait d’une réalité marquée et façonnée par la médecine la condition préalable de la pensée et de l’action. On voit apparaître un droit marqué par la médecine , des technologies du travail, des chiffres et des normes de protection de l’environnement, des habitudes alimentaires médicalement évaluées… La spirale de transformation et de décision de la science s’enfonce de plus en plus profondément dans la réalité seconde de la société du risque, mais il y a plus : elle crée une insatiable faim de médecine : un marché en expansion permanente pour les prestations de service de la profession médicale, qui se ramifient en largeur et en profondeur » (p. 450). Or, « le médecin est coupé des transformations sociales que peuvent produire ses interventions » (p. 451). Ce qui frappe en effet dans le discours médical actuel, c’est qu’il est principalement – fondamentalement ? – liberticide. Cela peut s’expliquer par le rôle désormais dévolu par la société à la médecine qui n’a plus pour tâche de soigner, mais s’étant vu transférer la charge du risque, a désormais pour rôle de l’éviter. Or, comme tout un chacun, face à un risque qu’on ne maîtrise pas, la tentation est grande pour les médecins de faire œuvre d’autorité : « la vieille alliance entre incertitude et extrémisme serait ressuscitée. On recommence à entendre tenir des discours inquiétants sur la nécessité d’une vraie direction politique. La nostalgie de l’homme à poigne croît au point que l’on a l’impression de voir le monde vaciller autour de soi. Les gens ont soif d’ordre et de fiabilité, et les esprits du passé se réveillent » (p. 479).

La lecture de Beck, quand on sait qu’il avait écrit son essai en 1986, se révèle donc prophétique mais aussi inquiétante, ce d’autant que les mois qui viennent de s’écouler et les mesures qui ont été prises et qui le sont encore semblent confirmer les travers contre lesquels Beck mettait en garde. Est-ce une raison pour désespérer ? Pas du tout ! La lecture de Beck est aussi une source d’espérance car il a proposé des solutions, insistant sur le fait qu’il n’y a jamais une seule solution (p. 414). La principale réside selon lui dans la démocratisation du processus de décision (ibid. loc. cit.). Il s’agit selon lui de soumettre à un contrôle démocratique les décisions technologiques et scientifiques avant leur mise en œuvre et non pas après (p. 481). En somme, il faut tout discuter et soumettre chaque décision à une contre-discussion. Ainsi, « l’élucidation et le traitement scientifiques des risques passent par une critique de la science, une critique du progrès, des experts, de la technique » (p. 350). Il faut donc en passer par la remise en cause : « Il n’y a que lorsque la médecine s’élève contre la médecine, la physique nucléaire contre la physique nucléaire, la génétique humaine contre la génétique humaine, la technique de l’information contre la technique de l’information que l’on peut prévoir et estimer quel avenir se prépare ici. Permettre l’autocritique sous toutes ses formes ne représente pas un danger, mais vraisemblablement le seul moyen d’identifier avant qu’elle ne se produise l’erreur qui risquerait tôt ou tard de réduire notre univers en cendres » (p. 491).

Puissent les leçons de Beck être entendues et qu’avant de plonger plus avant dans les restrictions des libertés, d’autres voix puissent être écoutées afin que d’autres voies soient proposées. C’est là la mission de la politique et du débat démocratique. Il est donc grand temps que notre gouvernement cesse de se comporter en administrateur et que le Parlement se saisisse de ces questions. Il en va de la confiance en notre démocratie et de l’efficacité de notre droit en période de crise.

 

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