Par Dominique Rousseau – Professeur émérite de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne – Membre honoraire de l’Institut universitaire de France
Le 9 janvier 2023, lors de la rentrée solennelle de la Cour de cassation, le premier Président, Christophe Soulard, annonce que la réflexion sur la motivation des décisions de justice devra étudier « l’éventuelle introduction de l’opinion séparée intégrée ». La proposition fait suite au rapport de la commission de réflexion sur la « Cour de cassation 2030 » publié en juillet 2021, qui a formulé plusieurs recommandations visant à renforcer la confiance dans le processus d’élaboration des décisions. Parmi celles-ci, la commission, présidée par André Potocki, a en effet invité à « ouvrir la possibilité d’intégrer une opinion minoritaire dans la motivation d’un arrêt, sous une forme anonyme et avec l’accord de la majorité ». En 1996, le sénateur et professeur de droit Patrice Gélard déposait une proposition de loi relative au Conseil constitutionnel comportant un seul article ainsi rédigé : « Le nom du rapporteur est indiqué en tête de la décision. Les décisions du Conseil constitutionnel doivent indiquer si elles ont été adoptées à l’unanimité ou à la majorité. Dans l’hypothèse où elles auraient été adoptées à la majorité, la ou les opinions dissidentes des membres minoritaires peuvent, à leur demande, être jointes à la décision. Dans ce cas, elles sont signées par leurs auteurs ». À l’inverse, le doyen Vedel, en 1992, affirmait qu’admettre les opinions dissidentes serait « porter malheur au Conseil » et sans doute au-delà aux décisions de justice.

Qu’est-ce qu’une opinion séparée ?

C’est la possibilité donnée aux juges qui sont d’accord avec la décision mais pas avec le raisonnement retenu, aux juges qui sont d’accord avec le raisonnement mais pas avec la solution, aux juges qui ne sont d’accord ni avec le raisonnement ni avec le jugement, de publier leur opinion à la suite de la décision. Est-ce malheur ou bienfait pour la Justice ? Peser au trébuchet, les opinions séparées apportent plus de bienfaits que de malheurs à la Justice.

Quels sont les arguments des opposants aux opinions séparées ?

Le premier malheur redouté des opinions séparées est d’affaiblir l’autorité de la décision de justice. En montrant qu’une autre sentence était juridiquement possible, en révélant que celle retenue ne s’est imposée que par les hasards des alliances et de l’arithmétique, l’opinion séparée enlève à la décision rendue son caractère de nécessité évidente et définitive ; il devient, au contraire, évident, visible qu’elle aurait pu être autre. Et, par un effet d’optique, l’attention du public se portera plus facilement sur les opinions séparées que sur la décision surtout si elles sont signées par des juges à fort capital juridique.

Le deuxième malheur est d’affaiblir la collégialité. Au lieu de rechercher le consensus par une patiente élaboration de la décision avec ses collègues, tel ou tel juge peut penser tirer davantage de bénéfice à exposer publiquement son argumentation juridique ; et cette stratégie de mise en valeur personnelle provoquera de multiples procès croisés entre magistrats altérant d’autant la convivialité et le bon fonctionnement de la juridiction.

Le troisième malheur est de provoquer une politisation de l’activité juridictionnelle. Alors que l’anonymat garantit l’indépendance des juges et leur liberté de jugement, sa levée ouvre un espace aux politiques qui peuvent faire pression sur les juges pour les convaincre, par l’usage de l’opinion séparée, à se désolidariser de la décision majoritaire ; ou qui peuvent aussi dénoncer la partialité de la décision en puisant leur argumentation dans l’opinion séparée.

Si ces malheurs annoncés méritent attention et réflexion, ils n’adviennent pas là où les opinions séparées existent. Et sans avoir besoin de mobiliser le droit comparé, ces malheurs n’adviennent pas par la publication des rapports des conseillers rapporteurs, des avocats généraux à la Cour ou des conclusions des rapporteurs publics au Conseil d’Etat. Or, ces rapports et conclusions ressemblent fort, lorsque la Cour ou le Conseil ne les suivent pas, à l’expression d’une opinion séparée portant, le cas échéant, sur l’argumentation juridique et/ou sur la solution de droit. Et il ne vient à l’idée de personne de demander que ces rapports soient tenus secrets pour ne pas porter atteinte à l’autorité de la décision ; au contraire, leur publication joue un rôle positif pour la formation de la jurisprudence, sa compréhension et son évolution en maintenant ouvert le dialogue juridique.

Au demeurant, en Allemagne, au Canada, aux Etats-Unis, en Espagne, la pratique des opinions séparées n’a pas provoqué les méfaits redoutés par certains.

Quels peuvent être, au contraire, les bienfaits des opinions séparées ?

Le premier bienfait est de favoriser la motivation des décisions de justice. Il n’est pas anodin que le premier président de la Cour de cassation ait placé la réflexion sur l’introduction possible des opinions séparées dans le cadre d’un travail de la Cour sur « la motivation enrichie » des décisions. Ce faisant, est – enfin – reconnu qu’une norme n’est pas dans l’énoncé juridique mais dans l’interprétation qui en est faite. D’un même article, les avocats donnent des lectures différentes ; d’un même arrêt, la doctrine propose souvent des commentaires divergents ; d’un même principe, les juges tirent au fil du temps des effets de droit différents. Reconnaître les opinions séparées, c’est, précisément, reconnaître la confrontation des interprétations supportées par un énoncé juridique, donc le débat contradictoire, donc la nécessité d’un choix entre ces interprétations pour parvenir à la décision. Elles jouent comme une contrainte procédurale au service d’une montée en argumentation juridique des décisions de justice ; elles ouvrent une logique de motivation en effet « enrichie » : sachant que leur désaccord éventuel avec la décision rendue peut être publié, les juges minoritaires, sous peine de ruiner leur position, ne pourront s’en tenir à des considérations politiques ; ils devront argumenter sur le terrain du droit avec les moyens du droit ; ils seront obligés d’opposer une argumentation juridique à celle exposée par les juges majoritaires ; et ces derniers, pour convaincre du bien-fondé de leur jugement ou affaiblir préventivement l’argumentation qui sera défendue dans l’opinion séparée, devront motiver avec soin et précision leur décision.

Le second bienfait des opinions séparées, lié au précédent, est de favoriser l’acceptabilité de la décision de justice. Juger, disait Paul Ricoeur, est un acte de distribution dans lequel chaque partie doit pouvoir se reconnaître, celle qui a gagné, mais aussi celle qui a perdu parce qu’elle a pu entendre et qu’elle peut lire, dans l’opinion séparée, que ses prétentions avaient une valeur juridique reconnue et discutée au moment de la délibération. La majorité fait la décision mais ce qui rend la décision acceptable est moins d’être le produit d’un vote que d’être le produit de la raison délibérative. C’est-à-dire d’une raison qui intègre l’idée de sa finitude, de sa limite, de sa faillibilité, en d’autres termes, l’idée qu’elle aurait pu produire une décision autre. Et c’est précisément parce que l’opinion séparée permet de montrer que sur l’affaire en cause, il y avait une autre solution possible, de montrer qu’il y a eu délibération, que la décision retenue est rationnelle et donc acceptable.

Une décision de justice ne descend pas du Ciel ; elle est un acte produit par des hommes instruits de cette sentence que Montaigne avait inscrite dans sa librairie : « contre chaque argument, un argument égal ».