Par Aymeric POTTEAU, Professeur à l’Université de Lille (CRDP-ERDP)
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a suscité une ferme réprobation de l’UE qui, joignant le geste à la parole, a sans délai adopté un ensemble inédit tant de sanctions à l’égard du régime russe que de mesures de soutien vis-à-vis de l’Ukraine, mobilisant pour ce faire le levier budgétaire, via par exemple la suspension immédiate de la conclusion de nouveaux contrats avec des entités russes comme des paiements dus à celles-ci dans le cadre de la coopération scientifique (via Horizon Europe, instrument européen en matière de R&D) et territoriale de l’UE (Interreg Mer Baltique, programme de financement de la région de la mer baltique notamment).

Dans quelle mesure l’UE soutenait-elle financièrement l’Ukraine avant l’invasion ?

Frontalière de quatre Etats membres de l’UE – Roumanie, Slovaquie, Hongrie et Pologne -, l’Ukraine est arrimée, sur les plans non seulement géographique mais aussi politique et juridique, à l’organisation à laquelle elle est liée par un accord d’association dont la perspective du renoncement par les autorités ukrainiennes a suscité rien moins que la révolution de maïdan de 2014 emportant la destitution/ fuite du président en exercice ainsi d’ailleurs que la crispation de la Russie dont l’annexion de la Crimée constitue une des plus éclatantes expressions (voir Article sur notre Blog de A. Hervé).

Avant même l’agression dont l’Ukraine a fait l’objet, celle-ci bénéficiait donc déjà de liens privilégiés avec l’UE conduisant celle-ci à mobiliser sa large panoplie d’instruments financiers dans une optique de consolidation de cet Etat partenaire, et ce au point d’en devenir, selon l’OCDE, son premier donateur devant l’Allemagne et les Etats-Unis.

Couverte par la politique de voisinage de l’UE, à l’instar de 15 autres pays (tels que l’Algérie, le Liban, la Géorgie) mais contrairement à la Russie – et s’inscrivant dans le partenariat oriental lancé en 2009 (incluant, outre l’Ukraine, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Biélorussie, la Géorgie et la République de Moldavie), l’Ukraine s’est vue, rien qu’au titre du volet bilatéral financé par le budget de l’UE, affecter 640 millions € pour 2021-2024. Cette somme visait à conforter son économie, ses institutions et opérer la transition climatique, numérique dans le cadre d’une société inclusive. Par ailleurs, dès 2011, les deux parties ont conclu un accord-cadre – repris dans l’accord d’association – autorisant l’Ukraine à participer à tous les programmes actuels et futurs de l’UE qui lui sont ouverts en application des actes de l’UE les régissant (ERASMUS+, HORIZON, Creative Europe, Copernicus, Galileo etc.).

Relevant du « voisinage », l’Ukraine est au surplus en mesure, en cas de besoins de financement externe, de bénéficier de l’assistance macrofinancière de l’UE visant à apporter un soutien à la balance des paiements. Constituant de loin le principal bénéficiaire de ce dispositif, devant la Tunisie (1,4 milliard), l’Ukraine a perçu depuis 2014 à ce titre plus de cinq milliards € de prêts de la part de l’UE, qui les finance au moyen d’emprunts souscrits sur les marchés et garantis en première ligne par un fonds de provisionnement alimenté à hauteur de 9 % des risques encourus par le budget de l’UE. Le jour même de l’invasion, au terme d’une procédure d’une vingtaine de jours menée tambour battant, le législateur de l’UE décidait d’ailleurs de mettre à disposition une assistance supplémentaire de 1,2 milliard €.

Dans quelle mesure l’UE a-t-elle élargi la nature de son soutien financier depuis l’invasion ?

L’invasion a logiquement conduit l’Union à renforcer la dimension non seulement humanitaire mais aussi sécuritaire voire militaire du soutien apporté à l’Ukraine (voir Article sur notre Blog d’E. Castellarin). Et c’est sur ce second terrain que la nature de la réponse européenne est inédite puisque, dès le 28 février, moins de quatre jours après l’invasion, l’organisation décide d’apporter aux forces armées ukrainiennes une assistance prenant la forme du financement de la fourniture d’équipements et de plateformes militaires destinés à libérer une force létale. Sans mésestimer la portée politique d’une telle décision, à bien des égards révélatrice de la trajectoire géopolitique de l’UE, il importe de souligner qu’elle s’inscrit dans le prolongement du processus de maturation de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) qui en avait déjà posé les jalons, ce qui a sans aucun doute facilité le passage à l’acte.

Quel instrument financier déjà mis en place par l’UE a permis ce soutien à l’Ukraine ?

Dans le cadre du « paquet » de négociation portant sur le cadre financier pluriannuel 2021-2027, l’UE a rénové l’instrument financier destiné à assumer les dépenses de la PESC afférentes à des opérations ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense. Remplaçant donc depuis mars 2021 l’ancien mécanisme « Athena », c’est désormais la Facilité européenne pour la paix (FEP) qui assume donc cette catégorie singulière de dépenses. A la différence des autres dépenses opérationnelles de la PESC, les dépenses relevant de la FEP sont à la charge, non pas du budget de l’UE, mais des Etats membres (Art. 41 § 2 Traité UE). Alimentée par ceux-ci et extérieure donc au budget de l’UE comme son prédécesseur, la FEP bénéficie néanmoins d’un significatif élargissement du périmètre des dépenses qu’elle est susceptible de prendre en charge. Sur proposition du Haut représentant, le Conseil de l’UE a décidé dès 2021 d’adjoindre au pilier « opérations » dans le cadre duquel a été par exemple déployée la mission militaire de l’UE comportant près de 700 soldats visant à contribuer à la formation des forces armées maliennes (EUTM Mali),  un second pilier afférent aux mesures d’assistance visant notamment à renforcer les capacités d’Etats tiers dans le domaine militaire, et ce y compris en fournissant des équipements conçus pour libérer une force létale.

Ces mesures d’assistance pourront ainsi être assumées par la FEP – et donc par les Etats membres – mais à la condition que le Conseil le décide à l’unanimité (Art. 41 § 2 Traité UE). Aux yeux de ce dernier, il semble donc que ces mesures échappent à la catégorie des dépenses afférentes aux opérations ayant des implications militaires, ce qui devrait présenter l’insigne avantage d’exclure en ce qui les concerne l’exemption conventionnelle de participation et de financement du Danemark. Force est d’ailleurs de constater que le ministère de la défense danois figure bien parmi les acteurs susceptibles de participer à la mise en œuvre de l’assistance accordée à l’Ukraine.

Toujours est-il qu’est dès lors significativement étendu le champ des possibles au-delà même de ce que permettait le Fonds européen de développement A cet égard, se dessine au surplus une complémentarité entre la PESC et les autres politiques et actions externes de l’UE  certes également susceptibles de contribuer au renforcement des capacités des acteurs militaires d’Etats tiers mais dans une optique essentiellement de développement, sans que ne soit en l’état permis l’achat d’armes ou de munitions (Art. 9 du règlement (UE) 2021/947 du 9 juin 2021).

Ce soutien financier de l’UE à un pays tiers est-il inédit ?

L’UE n’avait pas tardé, avant même l’invasion, à mobiliser le second pilier de la FEP, afférent aux mesures d’assistance dans le domaine militaire notamment, au profit en particulier de certains de ses partenaires orientaux. Dès le 2 décembre 2021, elle adoptait en effet un train de décisions d’assistance au profit de la Géorgie, de la Moldavie et déjà de l’Ukraine qui s’attirait, de loin, une enveloppe trois à quatre fois plus conséquente (31 millions €) mais, il est vrai, pour ne financer que des équipements de médecine militaire, de génie (déminage), de logistique ou encore de cyberdéfense.

Loin de rester lettre morte, la faculté offerte par la FEP de franchir le seuil du « létal » aura donc, eu égard aux circonstances, été rapidement saisie, à la demande d’ailleurs des autorités ukrainiennes. Inutile de dire que, sur le plan financier, cette catégorie d’assistance revêt, compte tenu de la nature des équipements à prendre en charge, une tout autre dimension. En attestent les deux décisions prises le 28 février 2022 conformément à la FEP. Pour des raisons tenant manifestement tant au processus décisionnel qu’au financement, la FEP impose, aux fins d’attribuer l’assistance létale, de recourir à un acte séparé et exclusif. C’est ainsi que se révèlent les ordres de grandeur : 450 millions € pour les équipements conçus pour libérer une force létale (soit près de 10 % de l’enveloppe de la FEP envisagée pour 2021-2027) contre 50 pour les autres.

Toujours est-il que, dans les deux cas, il s’agit en réalité de mutualiser, sur la base de la capacité contributive de chacun des Etats membres mesurée à l’aune de leur revenu national brut respectif, le financement du soutien capacitaire apporté à l’Ukraine, et ce avec l’objectif manifeste que la solidarité entre les Etats membres ne soit pas entravée par les préventions que certains pourraient entretenir à l’égard du financement d’armements. Dans un tel cas de figure, sans faire obstacle à l’adoption de la décision d’assistance à l’unanimité, les réticents tels qu’en l’espèce l’Irlande, l’Autriche et Malte, pourront faire appel à l’abstention constructive (Art. 31 § 1 TUE).  Dans le cadre spécifique des mesures d’assistance de la FEP, cela devrait néanmoins les conduire à compenser leur non-participation au financement de la fourniture d’équipements pouvant libérer une force létale par une sur-contribution, à due concurrence, au titre de la prise en charge des mesures d’assistance « non létale ».

Il semblerait d’ailleurs que cette même dynamique de la solidarité interétatique incite l’UE à se doter d’un instrument financier visant à mutualiser les coûts potentiellement asymétriques des sanctions de grande ampleur infligées à la Russie, quitte sans doute à ce que, temporaire et exceptionnel, Next Generation EU, l’instrument européen mis en place dans le cadre de la pandémie du Covid 19, puisse constituer en la matière une source d’inspiration.

L’accession au statut d’Etat candidat renforcerait-elle l’ampleur du soutien financier ?

S’il existe indiscutablement un certain nombre d’instruments financiers réservés aux Etats membres et/ ou aux Etats candidats tels que le fonds de solidarité de l’UE, la perspective de l’adhésion ne devrait pas être offerte pour des motifs financiers dès lors que, comme on l’a déjà relevé, l’accord d’association prévoit déjà la possibilité pour l’Ukraine de bénéficier de nombreux instruments financiers de l’UE et qu’il est en tout état de cause loisible au législateur de l’UE d’étendre fort aisément cette faculté voire d’établir des instruments dédiés à la résilience ukrainienne.

 

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