Suite à la grève du 5 décembre, certains usagers réclament la mise en place d’un « véritable service minimum garanti » dans les services publics de transport de voyageurs. Plus facile à dire qu’à faire. Pourquoi ?

Décryptage par Jean-Emmanuel Ray, Professeur de droit privé à l’Université Paris 1 – Sorbonne et Membre du Club des Juristes.

« La loi ne garantit en réalité aucune continuité du service, ni même un service minimum qui nécessiterait, en cas de grève extrêmement suivie, la réquisition de certains grévistes »

Existe-t-il un véritable service minimum obligatoire à la SNCF ou à  la RATP ?

Dans le service public, le droit de grève est très différent de celui qui s’applique au secteur privé depuis 1963 : il ne s’agit pas ici d’un droit individuel appartenant à chaque gréviste, mais d’un droit organique, avec la nécessité d’un préavis déposé par un syndicat représentatif censé tenir ses troupes. Depuis le refus de « l’État à éclipses » de Tardieu sous l’arrêt Winkell de 1909, est intervenu le Préambule de 1946.

Il est résumé avec la décision du Conseil Constitutionnel du 28 juillet 1987 : « Aux termes du septième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, « le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le règlementent » (…). Dans le cadre de services publics, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour effet de faire obstacle au pouvoir du législateur d’apporter à ce droit les limitations nécessaires en vue d‘assurer la continuité du service public qui, tout comme le droit de grève, a le caractère d’un principe de valeur constitutionnelle ».

Mais avant la loi de 2017, cette nécessaire conciliation se résumait au sacrifice des intérêts des usagers des transports publics, alors que la stricte application de la loi du 31 janvier 1963 aurait déjà permis un meilleur respect.

Car au mépris de son esprit, la Cour de cassation, statuant sur les effets disciplinaires individuels  des conflits, a dès le départ toléré les grèves discrètement tournantes, les  préavis « glissants » ou à durée illimitée : «La Cour d’appel, qui a retenu à bon droit qu’aucune disposition légale n’interdisait l’envoi de préavis de grève successifs (…), a pu en déduire qu’aucun trouble manifestement illicite n’était caractérisé » (Cass. soc. 7 juin 2006).

Quant au Conseil d’État, il a répondu le 8 mars 2006 à Monsieur Onesto, usager de la RATP exigeant un service minimum du PDG de la Régie: « S’il appartient aux organes dirigeants de la RATP de garantir (…) l’effectivité du principe fondamental de la continuité du service public des transports collectifs dans l’agglomération parisienne qu’assure la RATP et de prendre toutes les mesures, permanentes ou temporaires, nécessaires à cette fin, il ne résulte pas de ce principe qu’ils seraient tenus d’édicter à tout moment une réglementation du droit de grève » . Rejoignant ainsi le pragmatisme du commissaire du gouvernement Gand dans ses conclusions sur l’affaire Lépouse : « Nous sommes dans un domaine où une interdiction a d’autant plus de chance d’être respectée – ce qui est l’essentiel – qu’elle est limitée, précise et ne prête pas le flanc à la critique », le juge administratif effectuant donc un strict contrôle de proportionnalité.

Dans les rapports collectifs de travail, et en particulier les conflits dans les services publics, les rudes mouvements de menton se heurtent en effet rapidement à la réalité, avec des effets contre-productifs.

Pourtant relative « au dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres de voyageurs », la loi du 21 août 2007 ne garantit en réalité aucune continuité du service, ni même un service minimum qui nécessiterait, en cas de grève extrêmement suivie, la réquisition de certains grévistes. Opération juridiquement, et politiquement risquée qui a fait caler tous les gouvernements depuis 1963 (voir infra).

Mais l’apport de cette loi reste loin d’être négligeable pour les habitants de nos grandes banlieues disposant en principe la veille d’une « information gratuite, précise et fiable », leur évitant de devoir jouer « En attendant Godot » dans une gare lointaine à  7h00 du matin.

Le seul « service minimum » parfois évoqué est d’une toute autre nature. Il  relève du contrat passé entre l’autorité locale organisatrice (pour la région parisienne l’ex-STIF, devenu « Ile-de-France Mobilités ») et les entreprises publiques de transport qu’elle finance largement. En cas de grèves (statistiquement très minoritaires), de travaux, d’incidents techniques ou de voyageurs, la SNCF doit par exemple contractuellement assurer, sous peine de sanctions financières (dont l’effectivité reste obscure), 50% de l’offre de référence aux heures de pointe pour les RER A et B, et en principe 50% de l’offre de référence pour les lignes de banlieue.

Pourquoi un tel service minimum est ici particulièrement complexe à mettre en place ?

D’abord pour des raisons techniques. Si la SNCF ou la RATP ne peuvent transporter leurs voyageurs sans conducteurs de train ou de rame, les agents de sécurité et les personnels ouvrant les stations sont aussi indispensables. Et à supposer que cela soit licite, il paraît difficile de remplacer un conducteur de TGV par un du service Fret, ou de laisser repartir un train longue distance non nettoyé. Dans ces secteurs où les contraintes de sécurité sont maximum, sans même parler des quinze grèvistes pouvant empêcher le départ d’un train (bloquant parfois toute la ligne) ou de problèmes techniques parfois inattendus, la fragilité due à la complexité de l’ensemble de la chaîne de production est patente.

Ensuite, car dans les services publics de transport parisien, un service minimum effectif nécessiterait la présence d’une majorité des agents concernés. La garantie officielle d’avoir en tout et pour tout un train le matin ou trois rames de métro le soir poserait plus de problèmes de sécurité qu’elle n’en résoudrait (Cf. mi-décembre 1995 les situations de quasi-émeute sur les quais de Châtelet lorsque le conducteur du RER annonçait à 20h17 « Dernière rame à destination de Marne-la-Vallée ! »).

Suite aux mouvements de l’hiver 1995, dans le procès en responsabilité  initié par  Peugeot-Citroën contre la SNCF, la Cour de cassation a conclu le 11 janvier 2000 à un cas de force majeure côté SNCF en des termes résumant la situation réelle : «La Cour d’appel a pu admettre le caractère irrésistible de la grève, en relevant que la réquisition était impossible en raison des menaces qu’elle aurait fait peser sur la cohésion sociale,  le recours à une procédure d’expulsion était purement illusoire, le recours à un personnel de remplacement était techniquement interdit en raison de la spécificité du matériel ferroviaire, l’organisation d’un transport routier de substitution, eu égard au nombre de véhicules en cause, n’aurait pas permis de pallier les effets de la grève».

 La réquisition est-elle véritablement « impossible » ?

C’est le sujet de blocage, juridique et politique. Car si 75% des conducteurs de la RATP ou de la SNCF cessent le travail, aucun service minimum n’est envisageable en l’absence du droit de réquisitionner certains grévistes. Opération à très hauts risques politiques et sociaux.

Qu’il s’agisse d’une réquisition préfectorale « en cas d’atteinte atteinte au bon ordre (…) ou à la sécurité publique, le préfet  peut réquisitionner tout bien ou tout service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service. » (L. 2215-1 du Code des collectivités territoriales). Avec six mois d’emprisonnement et de 10.000 euros d’amende en cas de refus, mais aussi un strict contrôle du juge administratif  sur son étendue (Conseil d’État, Aguillon, 9 décembre 2003) ou d’une réquisition nationale. Mais depuis la grève des Mineurs de l’hiver 1962, puis le « décret de Colombey » du 2 mars 1963 signé par le Général de Gaulle suivi de vastes brasiers des ordres de réquisition dans les Mines, l’opération n’a pas été renouvelée mais a conduit à la loi du 31 juillet 1963.

Sans même parler de l’éventuelle instrumentalisation du droit de retrait permettant de contourner (illégalement) l’obligation  de préavis, et de mettre très habilement la question du paiement des heures d’arrêt  de travail dans le camp de l’employeur ; ni d’une curieuse multiplication d’arrêts maladie voire d’incidents techniques inattendus.

Les vastes privatisations dans toute l’UE étant également dues aux excès des grèves passées (Italie,  Angleterre, France…), l’accord collectif signé à la RATP le 23 octobre 2001 reste d’actualité: « Les organisations syndicales conviennent de privilégier les formes d’appel à la grève capable de concilier la volonté des agents de manifester leur désaccord avec le souci de respecter les voyageurs et les valeurs fondamentales du service public ».

 

Pour aller plus loin :

Par Jean-Emmanuel Ray.