Par Antoine Botton, professeur à l’Université Toulouse 1-Capitole, Directeur de l’IEJ / Co-directeur de l’ICRM

À la suite de la loi d’état d’urgence sanitaire adoptée le 23 mars 2020 et alors qu’une circulaire du 14 mars avait tenté de trouver des solutions dans la législation existante, l’ordonnance analysée du 25 mars, potentiellement applicable pour une période de 3 mois, entend adapter certaines règles de procédure pénale à la lutte contre la propagation du virus covid-19. Le texte entend assurer une certaine « distanciation sociale » lorsqu’elle est possible, que ce soit généralement tout au long de la procédure pénale que précisément, lors de la détention des personnes prévenues ou condamnées. Il tente également de concilier cet objectif principal avec celui de recherche et de poursuite des auteurs d’infractions.

Quelles sont les principales dispositions de l’ordonnance concernant le déroulement du procès pénal ?

L’ordonnance, à l’instar de celles prises le même jour dans d’autres domaines, tend à garantir la continuité du service public -de la justice pénale en l’occurrence- dans un contexte de progression épidémique. Précisément, elle tente de créer les conditions de la « distanciation sociale » requise à chaque étape du procès pénal, de l’enquête à l’exécution des peines privatives de liberté, en passant par l’instruction et le jugement. Pour ce faire, l’ordonnance use de divers biais.

Le premier moyen envisagé dans l’ordonnance est naturel, qui consiste à reporter l’ouverture des nouvelles procédures sans pour autant contrevenir à l’exigence de recherche et, le cas échéant, de répression des auteurs d’infractions. L’article 3 de l’ordonnance prévoit ainsi que les délais de prescription de l’action publique – comme de la peine- sont suspendus à compter du 12 mars 2020 et ce, pendant une période de quatre mois. De même, l’article 4 du texte tente de trouver l’équilibre entre le droit à un recours juridictionnel effectif, doublant à cet égard les délais d’exercice des voies de recours, et la nécessaire « distanciation » en généralisant l’exercice de ces voies par lettre recommandée avec accusé de réception.

Surtout, la mesure la plus spectaculaire consiste dans la généralisation du recours aux moyens de télécommunication audiovisuelle. Dérogeant à l’article 706-71 du code de procédure pénale limitant et conditionnant ce recours, l’article 5 de l’ordonnance le rend effectivement possible « devant l’ensemble des juridictions pénales », à l’exception des juridictions criminelles et ce, « sans qu’il soit nécessaire de recueillir l’accord des parties ». De surcroît, le même article prévient les impossibilités techniques et matérielles inévitables, en permettant au juge « d’utiliser tout autre moyen de communication électronique, y compris téléphonique, permettant de s’assurer de la qualité de la transmission, de l’identité des personnes et de garantir la confidentialité des échanges entre les parties et leurs avocats ».

Ce recours aux procédés de communication à distance ne se limite pas aux phases juridictionnelles. L’article 13 de l’ordonnance dispose en effet que, dans le cadre de la garde à vue ou de la rétention douanière, l’intervention de l’avocat peut se dérouler par tout moyen de télécommunication, y compris par téléphone ; étant précisé que ces modalités concernent aussi bien l’entretien liminaire avec le gardé à vue que son assistance tout au long de la mesure.

De même, dans les hypothèses où elle est normalement requise, à savoir pour les mineurs de 16 à 18 ans et, en manière de criminalité et délinquance organisées, au-delà de la 48e heure, la prolongation de la mesure de garde à vue peut se réaliser sans présentation physique de la personne concernée au magistrat compétent.

Par ailleurs et s’agissant du contentieux de la détention provisoire, les décisions du JLD peuvent, suivant l’article 19 de l’ordonnance, être prises au seul vu des réquisitions et observations écrites respectives du parquet et de l’avocat et/ou la personne détenue, en cas d’impossibilité matérielle de recours à un moyen de télécommunication audiovisuelle. L’avocat pourra toutefois, par exception, demander à présenter ses observations oralement, le cas échéant par un tel moyen de télécommunication.

Le même dispositif est prévu en matière d’aménagements de peine, devant le juge ou le tribunal d’application des peines.

Lorsque toutefois la « distanciation » ne peut être assurée, le gouvernement a opté pour un système d’exposition minimale des acteurs de la procédure.

D’une part, suivant l’article 7 de l’ordonnance, le président de la juridiction peut décider, par exception au principe de publicité des audiences, de restreindre le nombre de personnes autorisées à assister auxdites audiences, voire d’ordonner le huis clos. Cette possibilité est également prévue pour les audiences de la chambre de l’instruction et celles du juge des libertés et de la détention (JLD) statuant en matière de détention provisoire. Le texte permet néanmoins au président de la juridiction ou au JLD d’autoriser des journalistes à assister à l’audience, sa publicité pouvant ainsi être assurée sans exposition inutile d’autres tiers à la procédure.

D’autre part, l’ordonnance envisage, pour l’avenir et en cas d’insuffisance des mesures qu’elle contient, le recours généralisé au juge unique. Pourront siéger ainsi, le cas échéant et en application d’un décret « constatant la persistance d’une crise sanitaire de nature à compromettre le fonctionnement des juridictions », la chambre de l’instruction -en matière correctionnelle-, le tribunal correctionnel, la chambre des appels correctionnels, la chambre spéciale des mineurs, le tribunal pour enfants, le tribunal et la chambre d’application des peines.

Cela étant, ces potentiels recours au juge unique ne se justifient pas essentiellement par le souci d’éviter les expositions inutiles de magistrats, visant principalement, il est vrai, à prévenir les difficultés de fonctionnement de l’institution judiciaire en cas de persistante du phénomène épidémique.

Que prévoit l’ordonnance concernant les situations de détention ?

C’est manifestement un point essentiel de l’ordonnance dans la mesure où la détention constitue, en soi, une situation risquée de propagation du virus au sein des établissements pénitentiaires. L’urgence sanitaire doit néanmoins nécessairement être conciliée avec l’impératif de maintien de l’ordre public. Si bien que l’ordonnance recherche un équilibre entre cet impératif et la nécessité de lutter contre le phénomène identifié de surpopulation carcérale, facteur évident de contamination des détenus. À cet égard, le texte opère un départ entre la détention provisoire-garantie de représentation, et la détention-conséquence d’une condamnation pénale.

S’agissant du premier aspect de la détention, l’article 16 de l’ordonnance procède à un allongement des délais maximums de détention provisoire décidée dans le cadre d’une instruction ou en vue d’un audiencement devant les juridictions de jugement à l’issue d’une instruction. La durée de cet allongement dépendra, il est vrai, de la peine d’emprisonnement encourue : deux mois de plein droit si cette peine est inférieure ou égale à cinq ans ; trois mois de plein droit en cas de peine d’emprisonnement plus lourde ; six mois de plein droit en matière criminelle. Elle variera également, s’agissant de l’audiencement, de la juridiction de jugement concernée, le texte prévoyant une prolongation de six mois lorsque ledit audiencement concerne une cour d’appel.

Dans le même sens, l’article 17 allonge les délais maximums de détention en matière de comparution immédiate et de comparution à délai différé.

Ces allongements, auxquels il faudrait ajouter ceux prévus pour les mineurs (article 30), poursuivent un seul et même objectif : éviter que les ralentissements de la chaîne pénale induits par l’épidémie ne conduisent à libérer des prévenus dont l’insuffisance des garanties de représentation a justement conduit à leur détention provisoire.

Si l’urgence sanitaire ne saurait induire l’impunité, il n’en demeure pas moins que pareille urgence commande de mettre un terme immédiat aux détentions en voie d’achèvement des personnes condamnées, la surpopulation carcérale ne pouvant qu’aggraver la propagation du virus entre elles. Outre le déplacement des détenus, entre maisons d’arrêt et établissements pour peines (articles 21 à 23), l’ordonnance met en œuvre plusieurs mesures permettant sinon de « vider » les prisons, du moins d’en atténuer la densité de population.

En premier lieu, l’ordonnance simplifie le processus de décision en matière d’aménagements de peine ou de libération sous contrainte, permettant aux juridictions d’application des peines de les mettre en place sur simple avis favorable du procureur de la République et sans avoir à consulter la commission de l’application des peines ; ladite commission pouvant paradoxalement permettre à ces juridictions de prononcer une libération sous contrainte à défaut d’avis favorable du procureur (article 25).

En deuxième lieu, le texte laisse la possibilité au juge d’application des peines, sans débat contradictoire et après avis favorable du procureur, de « suspendre » la détention si la personne concernée dispose d’un hébergement ou, si elle nécessite une hospitalisation, au seul vu d’un certificat médical (article 26).

En troisième lieu, ce même juge peut accorder une réduction supplémentaire de la peine d’un quantum maximum de deux mois, le texte prenant soin d’exclure du dispositif certains détenus jugés dangereux à raison du motif de leur condamnation (criminels, terroristes, etc…) ou de leur comportement en détention.

En quatrième et dernier lieu, l’ordonnance prévoit des mécanismes exceptionnels de sortie anticipée. D’une part, son article 28 prévoit que, sur décision du procureur de la République, tout condamné à une peine inférieure ou égale à 5 ans d’emprisonnement dont il ne reste à exécuter qu’un reliquat inférieur à deux mois peut être assigné à son domicile, dans les conditions du confinement prévues par le code de santé publique. Sont toutefois exclus du dispositif certains condamnés, tels que ceux incarcérés pour crimes, actes de terrorisme, délits commis sur des mineurs de quinze ans ou encore infractions commises avec la circonstance aggravante de lien de conjugalité avec la victime. Là encore, l’impératif de santé publique ne peut conduire à l’élargissement d’individus dangereux, qui plus est dans un contexte de confinement.

D’autre part, l’article 29 du texte permet de recourir à la conversion de l’emprisonnement dont le reliquat à subir est égal ou inférieur à six mois en peine de détention à domicile, de jours-amende ou d’emprisonnement assorti d’un sursis probatoire. La disposition en question se contente ainsi de renvoyer à l’article 747-1 du code de procédure pénale d’ores et déjà applicable aux cas prévus -car entré en vigueur le 24 mars 2020-, ce qui la prive, selon nous, de toute utilité.

À quels droits et libertés fondamentaux l’ordonnance porte-t-elle principalement atteinte ?

L’ordonnance constituant un texte d’état d’urgence, elle comprend évidemment des restrictions exceptionnelles et temporaires aux droits et libertés fondamentaux de la procédure pénale, tels que notamment garantis par notre Constitution. Principalement, le texte porte trois types d’atteinte auxdits droits et libertés.

Tout d’abord, l’ordonnance allonge les délais maximums des détentions provisoires et porte ainsi une atteinte accrue à la liberté individuelle, au sens strict du terme. Cela étant, ce durcissement ne prête guère à discussion, tant il paraît proportionné, dans le contexte actuel, à l’objectif de poursuite des auteurs d’infractions. De même, le texte ne modifie que la durée de ces détentions, pas leur régime. Si bien que, notamment et conformément à l’article 66 de la Constitution, le JLD demeure l’autorité décisionnelle en la matière.

De manière plus épineuse, se pose ensuite la question du respect des droits de la défense, tels que garantis par l’article 16 de la Déclaration de 1789. L’exercice de ces derniers est effectivement bouleversé par l’exigence de « distanciation sociale ». À cet égard, imposer aux parties le recours aux moyens de télécommunication constitue une atteinte manifeste aux droits de la défense. Rappelons d’ailleurs que le Conseil constitutionnel avait, dans sa décision relative à la loi de programmation justice, précisément censuré une disposition permettant au juge d’imposer aux détenus l’audience à distance (Cons.const., décision n°2019-778 DC, LPJ, § 231 à 234). Cela étant, là encore, l’urgence sanitaire change la donne et rend assurément proportionnée, donc acceptable, une atteinte inconstitutionnelle en temps normal.

Espérons cependant que les affaires non urgentes soient renvoyées pour être jugées, une fois l’épidémie passée, dans des conditions garantissant le respect des droits de la défense ; le souhait valant également pour les gardes à vue susceptibles d’être reportées sans préjudice pour l’enquête.

Enfin, il faut rappeler que le recours généralisé au juge unique, possibilité ouverte en cas d’insuffisance des dispositions de l’ordonnance, ne contrevient a priori à aucun droit ni liberté garantis par la Constitution. Rappelons en effet que le Conseil constitutionnel juge constamment que « les modalités de composition des formations de jugement sont sans effet sur l’obligation de respecter les droits de la défense et le droit à un procès équitable ou sur le droit à un recours juridictionnel effectif » (Cons.const., décision n°2019-778 DC, LPJ, §§ 244 et 297).

Pour résumer, le texte porte des atteintes non négligeables aux droits fondamentaux, particulièrement aux droits de la défense, ce qui constitue une raison supplémentaire -bien qu’évidemment secondaire- d’espérer une maîtrise rapide de l’épidémie de Covid-19.

 

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