Par Philippe Métais, avocat associé et Elodie Valette, avocat counsel, White & Case LLP

Les délais procéduraux ont vocation à assurer la protection des parties et le caractère contradictoire des débats. Ces délais, à l’échéance desquels les parties se trouvent privées d’un recours ou bien encore irrecevables à exécuter la décision dont elles sont bénéficiaires manifestent l’importance du temps dans la gestion procédurale.

Afin d’adapter et de préciser les règles de justice administrative et judiciaire, le gouvernement a déposé trois projets de loi, dont un projet de loi « Urgence ». Adoptée dimanche 22 mars 2020 au soir dans un hémicycle quasiment vide, la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-191 instaure, pour deux mois, un état d’urgence sanitaire et comporte une série d’habilitations du gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance en vue de prendre des mesures modifiant les règles d’organisation et de procédure juridictionnelles le temps de la crise sanitaire (article 11 2° b et c). C’est dans ces circonstances que l’« ordonnance relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période2» a été adoptée le 25 mars 2020 en Conseil des ministres.

Mai 1968 comme source d’inspiration

L’ordonnance relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire adoptée le 25 mars 2020 s’est très largement inspirée de la loi n°68-696 du 31 juillet 1968 relative aux forclusions encourues du fait des évènements de mai et juin 1968 et prorogeant divers délais3.

On notera que la formulation de l’article 1er de cette loi selon lequel « Tout acte, formalité, inscription ou publication prescrit à peine de déchéance, nullité, forclusion ou inopposabilité, qui aurait pu être accompli entre le 10 mai 1968 et le 1er juillet 1968 inclus sera réputé valable s’il a été effectué au plus tard le 15 septembre 1968 (…) » correspond pour partie à celle de l’article 2 de l’ordonnance adoptée le 25 mars 2020 en matière de prorogation des délais procéduraux. On observera également que le rapport fait préalablement à l’adoption de la loi du 31 juillet 19684 visait expressément les « effets sur les mécanismes juridiques qui règlent notre vie quotidienne » que ne manquerait pas d’entraîner la crise grave que traversait la France en raison des grèves de mai 1968. Il précisait par ailleurs que le projet de loi posait le principe général d’un relevé de forclusions et concernait les actes et formalités de toute nature, en toutes matières autres qu’électorale et pénale, ainsi que les paiements prescrits par des dispositions législatives ou réglementaires en vue d’acquérir ou de conserver un droit et qui n’ont pu être accomplis dans le délai prévu lorsque celui-ci vient à échéance entre le 10 mai et le 22 juin 1968. Selon le rapport, la portée des dispositions envisagées était très générale dès lors que la notion d’« acte » et de « formalité » couvre pratiquement tout, que ce soit un acte de procédure ou une option à prendre en matière de contrat et que les sanctions possibles – déchéance, nullité, forclusion et inopposabilité – paraissaient avoir été toutes envisagées. Le rapport notait enfin qu’une difficulté existait quant à la fixation des limites de la période « troublée » et relevait qu’il était préférable de mentionner la date précise des termes des nouveaux délais « dans un esprit et de clarté et de simplification ».

Le périmètre de la période d’état d’urgence sanitaire : du 24 mars 2020 au 25 mai 2020 (sauf prolongation de l’état d’urgence ou à défaut de fin anticipée de l’état d’urgence sanitaire)

On rappellera qu’aux termes de l’article 4 de la loi que « l’état d’urgence sanitaire est déclaré pour une durée de deux mois à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi », étant précisé que la loi est entrée en vigueur au jour de sa publication le 24 mars 2020. Ce faisant, l’état d’urgence sanitaire est réputé démarrer le 24 mars 2020 pour une durée de 2 mois (soit jusqu’au 24 mai 2020).

L’article 1 de l’ordonnance précise que les règles dérogatoires qu’elle édicte s’appliquent aux délais et mesures expirant entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire, soit le 24 juin 2020 (sauf prolongation de l’état d’urgence par une future loi). Ce faisant, l’ordonnance adoptée le 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période a délimité la période d’urgence sanitaire « aux délais et mesures qui ont expiré ou qui expirent entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire ».

L’exercice délicat du calcul des délais procéduraux

L’article 2 de l’ordonnance pose le principe suivant : « Tout acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement à peine de nullité, sanction, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, irrecevabilité, péremption, désistement d’office, application d’un régime particulier, non avenu ou déchéance d’un droit quelconque et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l’article 1er sera réputé avoir été fait à temps s’il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois ».

L’ordonnance adoptée le 25 mars 2020 détermine les modalités procédurales afférentes à la période d’état d’urgence sanitaire et retient une interruption des délais procéduraux avec un plafonnement fixé forfaitairement à deux mois. Ce faisant, un nouveau délai recommencera à courir à l’issue de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire, sans que ce délai ne puisse dépasser le plafond fixé à deux mois.

Si le champ d’application de la prorogation est très large, il souffre de plusieurs exceptions en ce qui concerne « les délais dont le terme est échu avant le 12 mars 2020 : leur terme n’est pas reporté » et « les délais dont le terme est fixe au-delà du mois suivant la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire) : ces délais ne sont ni suspendus, ni prorogés ».

Une simple application pratique des principes qui précèdent suffit à démontrer que les praticiens devront faire preuve de vigilance en ce qui concerne le calcul des délais procéduraux.

  • Le délai d’appel d’une ordonnance de référé a commencé à courir le 10 mars 2020. Le délai d’appel est de quinze jours. La partie qui entend interjeter appel devait en principe le faire avant le 25 mars 2020. En application de l’ordonnance, elle aura la possibilité d’interjeter appel jusqu’au 8 juin 2020 (date de la cessation d’urgence sanitaire = 24 mai 2020 + 1 mois = 24 juin 2020 + 15 jours = 9 juillet)
  • Le délai de régularisation des conclusions d’appelant a commencé à courir le 10 mars 2020. Ce délai est de 3 mois. En application de l’ordonnance, l’appelant aura la possibilité de régulariser ses conclusions d’appelant jusqu’au 24 août 2020 (date de la cessation d’urgence sanitaire > 24 mai 2020 + 1 mois = 24 juin 2020 + 3 mois = 24 septembre, mais en raison du plafond de 2 mois ce délai s’arrêtera au 24 août 2020)
  • Un délai de péremption expirant le 10 septembre 2020. Dès lors qu’il s’agit d’un « délai dont le terme est fixé au-delà du mois suivant la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire », les dispositions dérogatoires de l’ordonnance ne s’appliqueront pas.

Reste à savoir comment les juridictions et les parties concernées sont s’emparer de ces textes. Il va s’en dire que le déclenchement de l’état d’urgence sanitaire introduit des incertitudes juridiques dans un système déjà passablement complexe.

 

(1) https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000041746313
(2) Ordonnance 2008186R/Bleue-1
(3) Dalloz actualité, Le droit en débat, 25 mars 2020, Les délais procéduraux à l’épreuve de la crise sanitaire covid-19, P. Métais et E. Valette
(4) Rapport n°199 en date du 11 juillet 1968 fait au nom de la Commission des Lois constitutionnelles, de Législation, du Suffrage universel, du Règlement et d’Administration générale sur le projet de loi relatif aux forclusions encourues du fait des grèves survenues en mai 1968, accessible : https://www.senat.fr/rap/1967-1968/i1967_1968_0199.pdf

 

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