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Les couples homosexuels au cœur d’un inextricable bras de fer entre Strasbourg et Moscou

Par Estelle Fohrer-Dedeurwaerder, Maître de conférences HDR, Université Toulouse Capitole

La Russie vient d’être condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour violation de la vie privée et familiale des couples de même sexe au motif que sa législation ne leur offre aucun « cadre légal » : ni mariage, réservé aux couples hétérosexuels, ni partenariat civil. Sur le fondement de l’article 8 de la Convention, la Cour lui enjoint donc de mettre en place un tel cadre qui resterait néanmoins adapté à son contexte social et culturel. Mais, le Parlement russe a déjà fait savoir qu’il ne légiférerait pas, se prévalant de la réforme de 2020 qui a constitutionnalisé, d’un côté, la possibilité pour la Russie de ne pas exécuter les arrêts de la Cour qui seraient contraires à la Constitution et, de l’autre, l’hétérosexualité du mariage. Pour le Parlement en effet, la reconnaissance légale des couples homosexuels heurte de plein fouet le mariage traditionnel défendu par la Russie. Un bras de fer inextricable oppose ainsi la Cour à la Russie, qui menace une nouvelle fois de quitter le Conseil de l’Europe.

Qu’a décidé la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Fedotova et autres contre Fédération de Russie ?

La Cour européenne des droits de l’homme avait été saisie par trois couples homosexuels qui s’étaient heurtés au refus des autorités russes de célébrer leur mariage. La législation russe ne permet pas, en effet, le mariage entre personnes de même sexe, ni même toute autre forme d’union.

Dans son arrêt du 13 juillet 2021, c’est précisément ce qu’a reproché la Cour à la Russie, en se fondant sur l’article 8 de la Convention qui consacre le droit au respect de la vie privée et familiale. Certes, les personnes de même sexe ne sont pas empêchées juridiquement de vivre en couple. Mais sans reconnaissance officielle, elles rencontrent de nombreux obstacles au quotidien comme l’impossibilité d’accéder aux programmes de logement, ou celle de rendre visite à leur partenaire à l’hôpital. Sans reconnaissance officielle, elles ne peuvent, a fortiori, adopter un enfant ou hériter l’une de l’autre. Dès lors, pour la Cour, la législation russe, qui « ne protège pas les besoins les plus courants » de ces couples, heurte « la réalité sociale des requérants », justifiant qu’une obligation positive de reconnaissance et de protection des couples homosexuels pèse sur la Russie ; elle pourrait prendre la forme d’un simple « enregistrement » de leur union, qui tiendrait compte du contexte social et culturel russe.

Quels étaient les arguments du gouvernement et comment la décision a-t-elle été accueillie en Russie ?

Devant la Cour, le gouvernement russe s’est fondé sur la défense de l’ordre et la protection de la santé et de la morale. Il s’est d’abord prévalu de la désapprobation, majoritaire selon lui, des unions homosexuelles par le peuple russe, ce que la Cour a balayé en rappelant sa jurisprudence : l’exercice des droits de la Convention par un groupe minoritaire ne peut être subordonné à son acceptation par la majorité. Était ensuite avancé le souci de protéger les mineurs contre la propagande de l’homosexualité (interdite auprès des mineurs depuis 2013, alors que l’homosexualité a été décriminalisée vingt ans plus tôt), argument qui n’a pas été jugé plus pertinent que la consécration constitutionnelle du mariage entre un homme et une femme (art. 72 de la Constitution russe issu de la réforme de 2020). En effet, ni l’un ni l’autre n’empêche de créer un cadre légal – autre que le mariage – pour les couples de même sexe vivant de facto ensemble, sans que ce cadre ne porte atteinte à la conception traditionnelle du mariage défendue par la Russie.

Néanmoins, c’est bien derrière le rempart de la consécration constitutionnelle du mariage entre un homme et une femme que se retranche la Russie. Le jour où l’arrêt Fedotova a été rendu, le porte-parole du Président de la Fédération de Russie, Dmitry PESKOV, a immédiatement réagi en disant que « les mariages entre personnes de même sexe ne peuvent être enregistrés en Russie, car ils sont directement interdits par la Constitution du pays ». Trois jours plus tard, c’est la Douma – le Parlement de la Fédération – qui a fait une Déclaration rejetant cette décision au motif qu’elle « contredit directement la Constitution de la Fédération de Russie [et qu’elle] constitue un défi cynique à la moralité, aux traditions historiques et au code socioculturel de tous les peuples vivant sur le territoire [du] pays ». Cette déclaration a même été relayée sur les réseaux sociaux russes par le président de la Douma, Vyacheslav VOLODINE.

C’est dire que l’arrêt n’est pas passé inaperçu, d’autant qu’il a largement été diffusé par la presse. C’est dire aussi qu’il y a un véritable fossé d’incompréhension entre la Russie et la Cour. Pour le Premier Vice-président de la Commission du Conseil de la Fédération sur le droit constitutionnel et la construction de l’État, cette décision « met en évidence une divergence de valeurs et de repères entre la Russie et l’Europe et remet en question la nécessité de la participation de la Russie au Conseil de l’Europe ». Un autre membre de cette Commission a également dénoncé sur sa chaîne Telegram l’attitude de la Cour, l’accusant d’« agi[r] souvent comme une institution politique plutôt que juridique, promouvant les politiques et les valeurs de l’élite libérale européenne ».

Pourtant, comme l’ont souligné certains juristes russes, la Cour ne demande pas à la Russie de consacrer le mariage homosexuel mais un cadre juridique tenant compte de son contexte socio-culturel. Ce cadre profiterait en outre aux couples hétérosexuels qui vivent ensemble et ont des enfants communs car, du point de vue de la législation russe actuelle, les concubins, quels qu’ils soient, ne constituent pas une famille et n’ont donc aucune protection juridique.

Après cet arrêt, peut-on espérer une évolution de la législation russe en faveur des couples homosexuels ?

Dans sa déclaration, la Douma a ajouté qu’« en toute responsabilité », elle n’exécuterait pas l’arrêt de la Cour en ce qu’il « impose des « valeurs » étrangères au peuple russe ». Dans l’immédiat, il n’y a donc aucune chance qu’un projet de loi soit déposé pour améliorer la situation des couples homosexuels.

Ce n’est pas la première fois que la Russie refuse d’exécuter une décision de la Cour. Mais ce qui est nouveau, c’est le fondement constitutionnel qui lui permet de le faire. En effet, depuis la réforme de la Constitution russe –initiée par Vladimir POUTINE et massivement adoptée par référendum en 2020 –, l’article 79 affirme clairement la suprématie de la Constitution sur le droit international. Plus précisément, le nouveau texte dit non seulement que les Traités internationaux ratifiés par la Russie doivent être conformes à la Constitution, mais aussi que ce doit être le cas des décisions prises par les organes interétatiques tels que la Cour européenne des droits de l’homme. A défaut, elles ne peuvent être reconnues en Russie, la Cour constitutionnelle russe ayant pour mission d’opérer ce contrôle de conformité de la décision à la Constitution.

Pour les Russes, la ratification de la Convention européenne des droits de l’homme engage assurément la Fédération de Russie, du moins tant que la Convention fait l’objet d’une interprétation littérale. En revanche, l’interprétation innovante de la Cour qui s’écarte du texte et découvre de nouveaux droits – qualifiés de deuxième et même, pour les droits LGBT, de troisième génération –, ne l’engage pas. Au lendemain de l’arrêt Fedova, c’est cette position qui est ressortie des réactions exprimées. Par exemple, le vice-Président du Conseil de la Fédération, Konstantin KOSACHEV, a déclaré que la Cour avait tout bonnement mal interprété la Convention : « Trouvez-moi une référence au mariage homosexuel dans la convention. Il n’y est pas fait mention, car c’est l’interprétation de la Cour européenne ». De même, le chef de la commission du Conseil de la Fédération sur le droit constitutionnel et la construction de l’État, a promis de « relire la convention afin d’y trouver des dispositions sur la reconnaissance des unions entre personnes de même sexe » et a estimé que ce n’est qu’à l’issue de cette relecture qu’on pourra dire si la législation russe est ou non conforme à ses exigences. En réalité, le nouvel article 79 de la Constitution est la réponse de la Russie au profond différend qui l’oppose à la Cour ; comme on l’a souligné dans la haute sphère politique russe, les amendements constitutionnels ont visé à rejeter « les interprétations volontaristes et politisées des obligations de la Russie envers le Conseil de l’Europe ».

La situation paraît donc inextricable car, si en théorie il est possible d’appliquer l’arrêt Fedotova en mettant en place une procédure d’enregistrement des unions non maritales qui se distinguerait du mariage traditionnel, en pratique la Douma ne fera pas cette réforme. Les perspectives de changement pour les couples de même sexe s’avèrent très compromises…

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