Le 28 janvier dernier, plusieurs associations et collectivités locales ont assigné l’entreprise Total devant le juge judiciaire de Nanterre. Ils lui reprochent de ne pas avoir prévu un plan de vigilance suffisamment adapté à la prévention des dommages climatiques causés par son activité.

Décryptage par Mathilde Hautereau-Boutonnet, Professeur à l’Université Aix-Marseille.

« Les associations reprochent à Total de ne pas avoir établi et mis en œuvre de manière effective un plan de vigilance conformément aux exigences légales »

Qu’est-ce que le devoir de vigilance ?

L’expression est trompeuse et demande davantage de précisions. S’il est vrai que le Conseil constitutionnel est venu reconnaître dans une décision QPC du 8 avril 2011 que « chacun est tenu à une obligation de vigilance à l’égard des atteintes à l’environnement qui pourraient résulter de son activité », l’assignation de Total par plusieurs ONG et communes ou autres collectivités locales le 28 janvier dernier s’appuie sur une déclinaison de ce devoir dans le droit positif : l’obligation incombant à certaines entreprises d’établir et mettre en œuvre de manière effective un plan de vigilance, selon les conditions fixées par l’article L. 225-102-4 du code de commerce issu de la loi du 27 mars 2017 sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.

À ce titre, retenons que les entreprises concernées, comme Total, doivent veiller à ce que le plan comporte des mesures « propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle au sens du II de l’article L. 233-16, directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation ». Pour ce faire, le législateur est venu guider l’entreprise en lui imposant de lister certaines mesures. Il en est ainsi de celles concernant la cartographie des risques destinée notamment à les identifier, les procédures d’évaluation, les actions adoptées pour atténuer les risques et prévenir les atteintes graves, le mécanisme d’alerte prévu ainsi que le dispositif de suivi des mesures. Or, parce que ce plan doit nécessairement être rendu public et inclus dans le rapport de gestion à l’assemblée générale des actionnaires, les parties prenantes ou plus largement tout membre intéressé peuvent le regarder de plus près, l’analyser, le critiquer, jusqu’à, comme le montre cette affaire, porter une action en justice destinée à mettre en avant ses lacunes en matière de prévention des dommages climatiques, au regard des exigences fixées par la loi ! La transparence est ici redoutable.

Sur quel fondement les demandeurs assignent-il l’entreprise Total ?

Le fondement principal est assez simple : ils reprochent à l’entreprise, en s’appuyant sur la publication du plan au sein du « document de référence » mis en ligne par Total en ce qui concerne son activité 2018, de ne pas avoir établi et mis en œuvre de manière effective un plan de vigilance conformément aux exigences légales. Car si la transparence est redoutable, la garantie normative que le législateur lui a accordée l’est tout autant.

Le dispositif prévoit en effet que « Lorsqu’une société mise en demeure de respecter les obligations prévues au I n’y satisfait pas dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure, la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d’un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter » (art. L. 225-102-4-II C. com.). C’est exactement sur ce fondement, que l’on pourrait qualifier « d’action en cessation de l’illicite », que les demandeurs agissent. Après avoir mis en demeure l’entreprise de respecter les dispositions prévues par la loi, ils se tournent vers le juge dans l’espoir qu’il lui impose de revoir son plan de vigilance à la hausse en matière climatique.

Les dommages climatiques font en effet nécessairement partie des dommages à prévenir au titre de la loi qui vise la prévention des atteintes à l’environnement. Autrement dit, dans l’espoir, ni plus ni moins que d’obtenir une mise en conformité au regard des exigences légales.

Quelles sont les exigences légales que, selon les demandeurs, Total n’aurait pas respectées ?

En substance, au regard de ce qu’exige l’article L. 225-102-4 du Code de commerce, les demandeurs reprochent à l’entreprise Total de ne pas prévoir des mesures suffisamment adaptées à la prévention des dommages climatiques résultant des émissions que génère son activité. Elles seraient incompatibles avec la nécessité de contenir l’élévation de la température moyenne de la planète à 1,5 °C.

Selon les préconisations des experts du GIEC et de l’Accord de Paris. Deux « items » seraient lacunaires : celui concernant la cartographie des risques, qu’ils considèrent comme largement incomplet, et celui relatif à l’adoption de mesures de prévention. Sur ce point, les demandeurs pointent du doigt les lacunes concernant les « leviers » et « objectifs » prévus par Total. Selon eux, les leviers résidant dans l’amélioration de l’efficacité énergétique, le développement du gaz naturel, le développement des énergies renouvelables, la promotion des bio-carburants durables et le développement des technologies de capture et de stockage du CO2 sont inadaptés. Quant aux objectifs que se fixe le groupe, limités à une réduction des émissions de gaz à effet de serre pour 2030 et non à atteindre la neutralité carbone pour 2050 et ne visant qu’une réduction de ses émissions directes et non de ses émissions indirectes, à savoir celles dues à l’usage des produits issus de son activité, ils seraient inaptes à prévenir les dommages climatiques générés par l’ensemble de son activité.

Autrement dit, il conviendrait que l’entreprise revoit la copie de son plan en prévoyant des mesures de prévention davantage aptes à prévenir les dommages climatiques. Certes, l’affaire est complexe et demandera au juge, s’il se reconnaît compétent, de s’interroger sur le périmètre du plan de vigilance : la prévention doit-elle tenir compte des émissions générées par l’activité directe de Total ou intégrer les émissions liées aux usages des produits ? Il devra surtout apporter des précisions sur l’intérêt à agir des demandeurs et sur ce qu’il faut entendre par « mesures de vigilance raisonnable », s’agissant ici d’une entreprise dont le cœur de métier est justement la génération de gaz à effet de serre. Toutefois, sans attendre la décision judiciaire, fortement médiatisée, l’affaire pourrait aussi inciter le défendeur à redoubler d’efforts dans la lutte contre le changement climatique tant elle montre combien la société est en attente de changements.

Pour aller plus loin :

Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre

Par Mathilde Hautereau-Boutonnet.