Par Olivier Dutheillet de Lamothe, Avocat, Associé, responsable de la doctrine sociale
CMS Francis Lefebvre Avocats

Notre pays traverse une crise sanitaire sans précédent depuis la guerre. Cette crise affecte, d’abord, notre appareil de soins qui y a répondu avec un courage, un dévouement, une compétence et une efficacité qui suscitent l’admiration de tous les Français.

Cette crise sanitaire s’est également traduite par une crise économique sans précédent depuis la crise de 1929 : le dernier projet de loi de finances rectificatif a été présenté sur la base d’une prévision de croissance de – 8 % ; 700 000 entreprises ont placé 8 millions de salariés au chômage partiel pour un coût de 24 milliards.

Déjà, de timides signes de reprise apparaissent : deux constructeurs automobiles ont indiqué qu’ils se préparaient à reprendre la production. Dès lors, on est en droit de s’interroger : quelle marque cette crise laissera-t-elle sur les entreprises françaises ?

Comme tout exercice de prospective, celui-ci demande une grande humilité. Le « rien ne sera plus comme avant » serait péremptoire. L’expérience a montré que la capacité d’oubli du pays est immense : qui se souvient de la grippe de Hong Kong de 1968–1969 qui a fait 40 000 morts en France ?

Sous ses réserves, l’entreprise post Coronavirus se caractérisera, à mes yeux, par trois traits.

Le développement du télétravail

Le télétravail est très peu développé en France : le taux de recours se situe entre 8 et 17 % de salariés, contre 20 à 30 % chez nos partenaires européens, voire 35 % dans les pays du nord de l’Europe.

C’est pour le développer que l’une des ordonnances Macron l’a réformé pour adopter un cadre légal très souple : le télétravail est mis en place, en principe, dans le cadre d’un accord collectif ou, à défaut, dans le cadre d’une charte élaborée par l’employeur après avis du comité social et économique. Mais, en l’absence d’accord collectif ou de charte, lorsqu’un salarié et l’employeur conviennent de recourir au télétravail, ils peuvent formaliser leur accord par tous moyens.

Le régime du télétravail a été défini à l’origine par l’accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005 sur le télétravail qui prévoit notamment, en son article 7, « que l’employeur fournit, installe et entretient les équipements nécessaires au télétravail.… L’employeur fournit au télétravailleur un service approprié d’appui technique. »

Le télétravail a connu un premier développement spectaculaire lors de la grande grève des transports fin 2019–début 2020, durant laquelle les salariés ont été contraints de rester travailler chez eux.

Dans le cadre de la crise sanitaire actuelle et avec le confinement décidé par le gouvernement, le télétravail est une obligation pour tous les salariés qui peuvent le pratiquer, en vertu de l’article L 1222–11 du Code du travail. Seuls les salariés qui ne peuvent pas y recourir, comme les caissières des hypermarchés ou les ouvriers du bâtiment, continuent de se rendre sur leur lieu de travail.

Après la crise sanitaire, cette pratique, à la fois obligatoire et généralisée, devrait se traduire par un développement du télétravail, cette expérience ayant levé les réticences de la part des employeurs comme des salariés. Le télétravail peut en effet répondre à deux types de situations :

  •  une situation structurelle, qui est celle de tous les salariés qui ont des temps de transport d’au moins une heure par jour : 28,8 millions d’employés parcourent en moyenne 26 km pour se rendre sur leur lieu de travail et en repartir ; ils y consacrent chaque jour environ une heure. Ainsi chaque année, pour que l’économie française puisse fonctionner, les travailleurs doivent effectuer plus de 6 milliards d’heures de déplacement. Limiter ces déplacements par le télétravail, c’est à la fois améliorer le rendement des salarié et leur qualité de vie ;
  • des situations conjoncturelles, comme les grèves de transports, des périodes d’immobilisation liées par exemple à une convalescence ou une rééducation…

Il ne s’agit pas, comme dans la période actuelle, de mettre les salariés en télétravail à temps complet : un équilibre est nécessaire entre les journées de présence dans l’entreprise et des journées de télétravail, qui doit être défini au par cas par cas ou dans le cadre d’un accord collectif.

Enfin, il faut être conscient, comme le montre l’expérience actuelle, que le télétravail est une forme de travail qui peut s’avérer fatigante, compte tenu de la tension qu’elle implique, des difficultés d’organisation de son temps et du fait qu’elle brouille les limites entre la vie professionnelle et la vie privée. C’est la raison pour laquelle l’article 6 de l’accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005 sur le télétravail stipule : « l’employeur est tenu de respecter la vie privée du télétravailleur. À cet effet, il fixe, en concertation avec le salarié, les plages horaires durant lesquelles il peut le contacter. »

La généralisation de la visioconférence

Durant la période de confinement actuelle, toutes les réunions de travail ont lieu par visioconférence. Cette visioconférence utilise différentes techniques qui sont parfaitement au point : Skype, Zoom, Teams, etc.. À titre d’exemple, le directoire de notre cabinet d’avocats a organisé une réunion sur Skype avec l’ensemble des associés, soit au total 116 participants, qui s’est déroulée parfaitement. Nous avons également organisé une réunion de doctrine sociale sur Teams qui a réuni 87 participants et qui s’est également parfaitement déroulée. Ces réunions ont lieu dans des conditions exactement identiques à des réunions normales : elles donnent lieu aux mêmes prises de parole, aux mêmes échanges, aux mêmes interruptions, aux mêmes stratégies au sein de la réunion.

Les entreprises connaissent, dans leur fonctionnement, deux types de réunion :

  •  les réunions internes : il n’y a aucune raison de les remettre en cause lorsque la situation sera redevenue normale ;
  • les réunions chez un tiers extérieur, qui impliquent un déplacement, prenant en règle générale beaucoup de temps, par exemple à l’occasion d’une formation.

Lors du retour à la normale, les entreprises devraient substituer à toutes ces réunions extérieures des visioconférences, sauf exception pour des raisons commerciales.

Les valeurs

On connaît le mot célèbre d’Édouard Herriot: « la culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié ». Paraphrasant cette belle formule, je serais tenté de dire : « les valeurs, c’est ce qui reste quand on a tout perdu ».

Dans la crise sanitaire actuelle, beaucoup d’entreprises ont perdu leurs clients, leurs marchés, parfois leurs fournisseurs. Mais elles se sont recentrées sur leurs valeurs fondamentales qui sont au nombre de trois :

  • la première est la solidarité : Solidarité, d’abord, vis-à-vis du personnel soignant : RENAULT a produit des visières de protection ; LVMH a reconverti ses usines de parfum pour fabriquer du gel hydroalcoolique et l’on pourrait multiplier les exemples.

Solidarité, ensuite, entre le chef d’entreprise et ses salariés : beaucoup de chefs d’entreprise ont réduit volontairement leur rémunération ; beaucoup ont décidé de ne pas distribuer de dividendes…

Solidarité, enfin, entre les salariés dont on a pu observer de nombreuses manifestations.

  • La seconde est l’humanisme, c’est-à-dire une attention profonde aux femmes et aux hommes dans l’entreprise : on a vu ainsi des chocolatiers refuser d’ouvrir leur boutique pour Pâques pour ne pas exposer leurs salariés ; le groupe Accor a ouvert ses hôtels vides aux sans-abris, aux femmes battues, à l’armée…
  • La troisième est l’efficacité : le propre de l’entreprise, c’est de répondre à un but précis : développer une production, un chiffre d’affaires, un bénéfice : on a vu ainsi des chaînes automobiles en partie reconverties pour fabriquer des appareils respiratoires…

Ces trois valeurs, solidarité, humanisme et efficacité, sont des valeurs individuelles partagées par les hommes et les femmes qui composent l’entreprise. Elles se situent sur un autre plan que la responsabilité sociale de l’entreprise ou la consécration de l’intérêt social de l’entreprise, l’introduction d’une raison d’être dans les statuts de la société ou encore l’option pour le statut de société à mission, telles que les a prévues la loi Pacte, qui concerne l’entreprise personne morale.

Les deux démarches ne sont d’ailleurs pas antinomiques mais complémentaires et passent par un développement de la négociation d’entreprise,

Ces trois valeurs sont liées à l’idée de communauté de travail, qu’il s’agisse de la fraternité –ne parle-t-on pas de la communauté d’Emmaüs – de l’humanisme – ne parle-t-on pas des communautés religieuses – ou de l’efficacité – ne parle-t-on pas de la communauté scientifique.

Le concept de communauté de travail a été créé par le professeur Paul Durand dans le cadre de la conception institutionnelle de l’entreprise.

La théorie institutionnelle de l’entreprise s’est d’abord développée en Allemagne. Dès 1922, Heinz Pothoff élabora une doctrine de la ’’relation de travail’’ qui reposait sur l’engagement de la personne du salarié envers son entreprise et non sur un échange d’un travail contre un salaire. Dans cette doctrine, les membres de l’entreprise étaient considérés comme formant une association solidaire et le pouvoir de l’employeur résultait de l’adhésion à la communauté.

Rejoignant cette idée de l’existence d’une communauté de travail et d’un lieu de solidarité, Paul Durand proposa une théorie institutionnelle de l’entreprise. Il soutint que l’entreprise constituait une organisation sociale hiérarchique réunissant salariés et employeurs et mettant en œuvre des moyens de production. Tous œuvraient dans un intérêt commun, celui de l’entreprise.

Selon lui, : « Cette communauté de travail constitue une société naturelle que l’esprit de collaboration doit animer. » et « L’entreprise constitue la cellule élémentaire où s’organise la collaboration du capital et du travail ».

Cette notion de communauté de travail a été consacrée par une abondante jurisprudence de la Cour de cassation, sous l’impulsion du président Sargos : la Cour de cassation a ainsi imposé la prise en compte, dans le corps électoral de l’entreprise, de démonstrateurs du produit d’une société dans un grand magasin qui « étant intégrés dans la communauté des travailleurs salariés et dans l’entité du grand magasin, sont électeurs, éligibles et en cette qualité peuvent être désignés représentants syndicaux au comité d’entreprise » (Cass, soc, 30 avril 2003, n° 01-60.841,Bull. n° 153).

Le Conseil constitutionnel a consacré, à son tour, cette notion de communauté de travail : «considérant que le droit de participer « par l’intermédiaire de leurs délégués » à « la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises » a pour bénéficiaires, sinon la totalité des travailleurs employés à un moment donné dans une entreprise, du moins tous ceux qui sont intégrés de façon étroite et permanente à la communauté de travail qu’elle constitue, même s’il n’en sont pas les salariés »; Il a dès lors censuré des dispositions législatives qui limitaient le corps électoral des entreprises aux seuls salariés qui lui sont liés par un contrat de travail (décision n° 2006–545 DC du 28 décembre 2006).

C’est autour de cette notion de communauté de travail que les entreprises se retrouvent dans la crise profonde qu’elles traversent. Tout permet de penser que c’est également autour de cette notion qu’elles aborderont la reprise et la reconstruction.

 

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