Par Régis Vabres, Agrégé des facultés de droit, Professeur à l’université Jean Moulin Lyon III

La crise sanitaire a conduit l’État à adopter un nombre considérable de mesures apportant un large soutien financier aux entreprises privées d’exercer leur activité. Subventions, reports d’échéances fiscales et sociales, mesures de chômage partiel, les moyens mis en œuvre sont colossaux. Mais il serait erroné de considérer que seules les institutions publiques sont à même d’apporter toute l’aide nécessaire. Les acteurs de la société civile ne sont pas en reste et les entreprises qui maintiennent leur activité, voire celles qui ont pu considérablement développer celle-ci, jouent aussi un rôle-clé pour éviter la déchirure du tissu économique français.

L’aide entre entreprises prend-t-elle toujours la forme d’un don ?

Remise de dette, abandons de créance, renonciation à un profit, avance de trésorerie sans intérêts, cagnotte de soutien, les initiatives d’entraide entre entreprises pullulent. Si, au plan économique, l’effet produit par ces différentes initiatives peut sembler identique, au plan juridique, les qualifications peuvent être parfaitement distinctes. Toutes ces opérations ne sont pas constitutives d’un don. À proprement parler, le don ne vise que les opérations d’appauvrissement par lesquelles les donateurs transfèrent un actif ou une somme d’argent à un tiers, dans une intention libérale. Or, d’autres techniques d’aides peuvent être à l’œuvre sans avoir un effet translatif ou sans poursuivre une intention libérale : renoncer à un droit ou à un profit ou encore abandonner une créance n’a pas d’effet translatif ; accorder une subvention afin de financer un projet est un contrat unilatéral imposant une affectation particulière des fonds soit pour un motif intéressé, soit sans véritable intention libérale1 ; consentir un crédit de paiement peut aussi être étranger à toute intention libérale, toutes les fois où celui qui le consent y trouve le moyen d’obtenir une satisfaction (ex. règlement du prix d’une prestation).

En outre, les aides entre entreprises peuvent émerger dans le cadre de relations d’affaires déjà établies et conduire à des aménagements conventionnels. Ici la liberté contractuelle est de rigueur et rien n’empêche qu’un créancier consente à une remise de dette2 ou à un abandon de créance, pour tenir compte de la situation économique du débiteur, indépendamment de toute procédure collective.

Mais ces initiatives peuvent aussi relier des entreprises n’ayant aucun lien préalable entre elles, qu’il soit de nature capitalistique ou commercial. Et c’est ici que des difficultés juridiques peuvent survenir. Un mécanisme de solidarité ou d’entraide est alors à l’œuvre, mais il n’est pas sans risque. Les avances de fonds ou de trésorerie réalisées en dehors d’un groupe de sociétés ou de toutes relations contractuelles peuvent heurter le monopole bancaire (art. L. 511-5 et s., C. monét. fin.)3 ; les appels aux dons en vue de constituer des cagnottes en ligne et en vue de leur distribution sous formes de dons ou de prêts relèvent, lorsqu’elles sont exercées à titre habituel, du statut d’intermédiaire en financement participatif (art. L. 548-2, C. monét. fin.). En somme, une activité répétée en ces domaines ne peut être que le fait d’entités réglementées et contrôlées, sauf exceptions. D’une manière générale et dans le contexte actuel, une entreprise qui renoncerait à une partie de ses profits pour les mettre à disposition des entreprises subissant une interdiction d’activité doit s’interroger sur la forme de l’aide et les éventuelles restrictions d’ordre public qui pourraient s’y opposer (sans même parler du risque pénal, lié au blanchiment de capitaux par exemple).

Acte anormal de gestion : les entreprises peuvent-elles agir dans l’intérêt des tiers ?

A supposer qu’une entreprise parvienne à surmonter les obstacles juridiques susceptibles de se dresser devant elle, les effets fiscaux d’une aide peuvent aussi être rédhibitoires. S’agissant de l’entreprise aidée, une aide consentie dans une intention libérale peut donner lieu à une taxation aux droits de mutation à titre gratuit qui s’ajoute à l’impôt sur les bénéfices4. En effet, si l’administration fiscale n’a pas le pouvoir de s’immiscer dans la gestion des entreprises, celles-ci étant en principe librement gérées, comme le reconnaît de longue date le Conseil d’État (CE, 7 juillet 1958, n°35977, Dupont), cette liberté n’a pas une portée absolue. La théorie jurisprudentielle de l’acte anormal de gestion conduit justement à poser des bornes à cette liberté. Ainsi, lorsque l’entreprise constate une charge ou renonce à un profit, encore faut-il qu’elle y trouve un intérêt. A défaut, l’opération est anormale et peut justifier un redressement qui va conduire à réintégrer dans le bénéfice imposable de « l’entreprise aidante » la charge indûment déduite. Pire, la jurisprudence va jusqu’à considérer qu’une personne morale peut être taxée au titre des droits de mutation à titre gratuit. En d’autres termes, si un fournisseur consent une aide à son distributeur encore faut-il qu’il y trouve une contrepartie, fût-elle indirecte. Maintien d’une relation d’affaires ou de débouchés commerciaux, publicité et mise en avant de produit, la notion de contrepartie est entendue de manière large par la jurisprudence et ne se limite nullement à une cause objective.

Elle est toutefois révélatrice de l’approche fiscale de l’entreprise : celle-ci est censée réaliser des bénéfices et non agir de manière désintéressée. Une telle approche correspond bien sûr au schéma classique de l’entreprise évoluant dans un système capitaliste. Néanmoins, les aspirations de la société et des entrepreneurs ont changé. Le développement de l’économie sociale et solidaire, les préoccupations climatiques et écologiques ont bouleversé la manière de gérer une entreprise. La loi PACTE en témoigne : l’article 1833 du Code civil prévoit désormais que « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité »5… C’est là donner une dimension sociale (et environnementale) à l’activité de l’entreprise. En apportant son soutien à des entreprises, qu’elles soient des partenaires commerciaux ou non, une société n’agit-elle pas dans son intérêt (social), indépendamment de l’existence ou non d’une contrepartie, au sens où la jurisprudence fiscale l’entend ? Agir dans l’intérêt général voire dans l’intérêt d’autrui ne pourrait-il pas constituer un acte « normal » de gestion ? En bref, la théorie de l’acte anormal de gestion n’est-elle pas devenue poussiéreuse et ne devrait-elle pas être revisitée ? À défaut d’évolution jurisprudentielle en la matière, il est à craindre que cette théorie reste la boussole du droit fiscal des affaires. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que le législateur ait pris soin par une disposition expresse de contenir les effets fiscaux d’un abandon de loyers qu’il a entendu favoriser au profit des commerçants locataires dans le cadre des lois de finances post-COVID : un tel abandon est hors du rayon d’action de l’acte anormal de gestion.

Associations, fonds de dotation : quel rôle pour les structures intermédiaires ?

Indépendamment des relations bilatérales qu’une entreprise peut établir, l’entraide peut aussi s’appuyer sur des structures intermédiaires. Les organismes sans but lucratif et au premier chef les associations paraissent toutes autorisées pour procéder à une réunion de moyens en vue de leur redistribution. Mais là encore, il serait erroné de considérer qu’il suffit de créer une association de loi de 1901 pour bénéficier d’un régime fiscal avantageux. L’aide consentie à une association à charge pour elle de la redistribuer à une entreprise sera rarement éligible au mécénat au sens fiscal du terme. En effet, les articles 200 et 238 bis du code général des impôts prévoient qu’une réduction d’impôt sur le revenu ou d’impôt sur les sociétés peut être accordée, notamment si les organismes bénéficiaires du mécénat des entreprises sont des fondations et des associations reconnues d’utilité publique ou sont « des œuvres ou organismes d’intérêt général ayant un caractère philanthropique éducatif, scientifique, social, humanitaire, sportif, familial, culturel, ou concourant à la mise en valeur du patrimoine artistique ». Les entreprises aidées via des organismes sans but lucratif ne répondent pas à ces critères, ce qui exclut les entreprises aidantes de la réduction d’impôt (mais ce qui n’exclut pas la déduction d’une charge, sous réserve de l’acte anormal de gestion). Il existe toutefois un dispositif de mécénat pour les versements effectués au profit de certains organismes sans but lucratif agréés par l’administration et en vue du financement de PME répondant à des conditions strictes qui impliquent notamment de respecter la réglementation relative aux aides d’État (art. 238 bis, 4, CGI).

Finalement, le cadre juridique et fiscal des aides entre entreprises nécessite prudence et réflexion, ce qui cadre mal avec l’urgence dans laquelle certains opérateurs aimeraient intervenir pour aider ceux qui en ont besoin. En toile de fond, on perçoit les questions fondamentales que soulèvent ce type d’opérations. Ici, notre système juridique manque parfois de bon sens : une entreprise non liée à une autre et qui souhaiterait lui verser une somme d’argent, sans attendre aucune forme de contrepartie sera taxée sur la somme dont elle s’est délestée (s’agissant d’une charge anormale non déductible et faute de crédit d’impôt)… Économiquement, un entrepreneur trouvera cela toujours aberrant ; juridiquement, la règle est incontestablement perfectible. La générosité a un coût. Reste à déterminer qui doit l’assumer.


[1] G. Lamouroux, Les subventions aux entreprises privées. Contribution à l’analyse civile et fiscale de l’acte neutre, ss. dir. F. Deboissy, Bordeaux, 2020, spéc. n°331 et s.
[2] Laquelle implique théoriquement une intention libérale. V. F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil – Les obligations, Précis Dalloz, 12e éd., 2018 , spéc. n°1754.
[3] T. Bonneau, Droit bancaire, LGDJ/Montchrestien, 2019, 13e éd, spéc. n°273 et s.
[4] V. à propos d’une renonciation anticipée à un usufruit, v. Cass. com., 10 avr. 2019, n°17-19.733 ; RFP 2019, comm. 8, note M. Leroy ; BJS sept. 2019, n° 120b1, p. 26, obs. R. Mortier et CE, 3e et 8e ch., 14 oct. 2019, n° 417095, Sté Techmet, Dr. fiscal 2020, comm. 228 note S. Le Normand-Caillère.
[5] D. Gutmann, Droit fiscal des affaires, LGDJ/Montchrestien, 2020/2021, 11e éd., spéc. n°634.