Par Thibaud Mulier, Maître de conférences en droit public, Université Paris Nanterre (CTAD – UMR 7074)

Miné par la pandémie, le Brésil a été propulsé dans la campagne présidentielle de 2022 par deux décisions de la Cour suprême brésilienne (Supremo Tribunal Federal, STF) qui ont rétabli l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva dans ses droits politiques. En bonne position pour briguer un troisième mandat au Palais du Planalto, il se présente alors comme l’opposant le plus crédible au président Bolsonaro.

Pourquoi Lula avait-il été déclaré inéligible à des élections nationales ?

À partir de 2014, depuis la 13e section du Tribunal fédéral de Curitiba, le juge Sergio Moro, devenu héraut d’une partie de la société brésilienne, a lancé la vaste opération Lava-Jato (« Lavage express ») qui a mis en lumière un système organisé de corruption entre des entrepreneurs de Petrobras, d’OAS ou d’Odebrecht, et des personnalités du PT (gauche), du PMDB (centre droit) et du PSDB (droite). L’ancien président Lula était parmi les personnes mises en cause. Il était accusé d’avoir bénéficié de plusieurs avantages – un appartement triplex sur la plage de Guarujá et des travaux de rénovation dans sa propriété à Atibaia – en échange de sa médiation sur des marchés publics de plusieurs sociétés nationales de BTP. Le 12 juillet 2017, Moro le fit condamner pour corruption passive et blanchiment d’argent grâce au dispositif « collaboration/délation récompensée » (colaboração/delação premiada). Cet outil permet, par exemple, à un défendeur impliqué dans une infraction pénale de recevoir une réduction de peine en échange de sa collaboration avec la justice. Moro l’ayant usé de façon largement incitative, il parvint à obtenir de nombreux « passages aux aveux », dont le témoignage de l’ancien président d’OAS, Léo Pinheiro, qui établissait la culpabilité de Lula.

Le 24 janvier 2018, la condamnation de Lula fut confirmée et alourdie à l’unanimité des trois juges de la 8e Chambre du Tribunal régional fédéral de Porto Alegre. Cette décision de seconde instance a eu une double conséquence. D’une part, Lula a été déclaré inéligible en application de la loi « Fichage propre » du 4 juin 2010 (Lei da Ficha Limpa). Conformément à l’article 14 §9 de la Constitution, cette loi préserve la probité dans l’exercice d’une fonction publique au travers de l’interdiction de candidatures qui ne présenteraient pas les exigences morales nécessaires, compte tenu des antécédents du candidat. Le 1er septembre 2018, le Tribunal suprême électoral déclara ainsi Lula inéligible jusqu’à la fin de sa peine. D’autre part, Lula fut rapidement incarcéré grâce à une décision du STF du 5 octobre 2016 qui admettait l’exécution d’une peine de prison dès sa confirmation en seconde instance, même si toutes les voies de recours n’étaient pas épuisées. Si cette jurisprudence encouragea des suspects de Lava-Jato à conclure des accords de « plaider-coupable », en échange de réductions de peines, elle fut très critiquée. La jurisprudence était contraire à l’article 5, LVII, de la Constitution relatif à la garantie de la présomption d’innocence, mais la Cour suprême confirma le 5 avril 2018, en refusant la demande d’habeas corpus de l’ancien président, l’obligeant alors à purger sa peine.

Dans quel contexte s’inscrivait l’inéligibilité de Lula ?

L’inéligibilité de l’ancien président Lula s’inscrit dans une crise politique, économique et sociale à l’origine d’une profonde défiance envers le pouvoir politique. Elle a même constitué un tremplin au pouvoir pour Jair Bolsonaro en 2018, député marginal et outrancier qui a incarné la vague de « dégagisme » nourri par Lava-Jato. Pour ce faire, il a su profiter de la destitution de la présidente Dilma Rousseff voulue par les partis du centre et de la droite. Elle fut accusée de « crime de responsabilité » (art. 85 Constitution) pour s’être rendue coupable de « pédalage fiscal » (pedalada fiscal), un montage comptable permettant de donner l’impression que le gouvernement fédéral aurait collecté plus de recettes qu’il n’aurait fait de dépenses. Il s’agissait jusqu’alors d’une pratique courante et toujours régularisée : elle avait été employée par les gouvernements fédéraux de Cardozo (1995-2002), Lula (2003-2010) et Dilma (2011-2016). Selon la loi sur la responsabilité fiscale du 4 mai 2000 (Lei de Responsabilidade Fiscal), la Cour des comptes fédérale (Tribunal de Contas da União) doit, lors de son évaluation annuelle du budget fédéral, rendre un avis que le Congrès national peut ou non accepter. En 2015, l’avis unanime des magistrats budgétaires contre cette pratique permit aux députés de déclencher la mise en accusation prévue à l’article 86 de la Constitution. Le Sénat fédéral, habilité à juger des crimes de responsabilités, fut ensuite le théâtre d’un simulacre de procès où se mêlèrent invocations à Dieu et haine contre le PT, une large majorité approuvant la destitution de Dilma à la fin du mois d’août 2016, sans pour autant la déclarer inéligible.

Cette séquence doit être mise en perspective avec une forme de politisation, au sens du politiste Jacques Lagroye, de la sphère judiciaire au Brésil, où plusieurs magistrats ne différencient plus leur office de celui des politiques. La partialité mise au jour par des messages secrets de juges et procureurs de Lava-Jato dévoilés par le site The Intercept Brasil en témoigne. Le STF ne semble pas non plus avoir été épargné, comme l’illustre son revirement sur l’article 5, LVII, de la Constitution. L’élection présidentielle de 2018 passée, la Cour suprême a en effet abandonné son interprétation contra legem au profit d’une lecture plus conforme de la Constitution. Saisi de deux actions directes de constitutionnalité, le STF a estimé que l’article 283 du Code de procédure pénale, selon lequel nul ne peut être emprisonné avant une condamnation définitive est conforme à l’article 5, LVII dans une décision du 7 novembre 2019. Il ne devrait donc plus être possible de purger une peine confirmée en seconde instance avant d’avoir épuisé toutes les voies de recours. Cette décision a ainsi conduit à la libération de Lula, sans toutefois que son inéligibilité soit suspendue.

Lula étant redevenu éligible, quelles sont les perspectives ?

Une fois Lula libéré, plusieurs habeas corpus ont été déposés devant le STF. L’article 5, LXVIII et LXIX, de la Constitution prévoit un tel mécanisme pour protéger ce qui est traditionnellement sauvegardé dans le système brésilien. Dans ce cadre, la Cour suprême fédérale peut, par voie d’ordonnance, accorder un habeas corpus à quiconque en raison d’une illégalité ou d’un abus de pouvoir subi, ou lorsque l’on est menacé de violences ou de supporter une atteinte à sa liberté d’aller et venir (art. 102 Constitution). En l’espèce, le STF fut saisi d’un habeas corpus relatif à la compétence du Tribunal de Curitiba. Dans une décision du 8 mars 2021, le ministre Luiz Edson Fachin a considéré que cette juridiction était incompétente, tous les actes judiciaires de Moro contre Lula étant réputés ultra vires. À l’appui d’une décision du STF du 23 septembre 2015 qui limitait la compétence du Tribunal aux affaires liées aux allégations de fraude et détournement de fonds concernant l’entreprise Petrobras, Fachin a considéré que les accusations prononcées dans le cadre de Lava-Jato envers Lula portaient sur des entreprises extérieures au stratagème de corruption de Petrobras. L’appel du procureur général brésilien devant le STF réuni en séance plénière n’y changea rien, le STF ayant confirmé la position de Fachin le 15 avril 2021, par 8 voix contre 3.

Dès lors, Lula a été rétabli dans ses droits politiques, mais rien n’est tranché quant à sa culpabilité. Ses affaires pénales doivent être à nouveau jugées par un juge fédéral, dont le ressort n’est pas encore décidé (article 70 Code de procédure pénale). Il se posera alors la question de savoir si de nouvelles preuves peuvent être admises, puisque l’enquête de The Intercept Brasil a mis en évidence des irrégularités procédurales dès le début de Lava-Jato, en particulier à propos des accusations pesant sur Lula. Un autre habeas corpus déposé par sa défense a d’ailleurs mis en cause l’impartialité de Moro, entre-temps devenu éphémère ministre de la Justice (2019-2020). Dans une décision du 23 mars 2021, la seconde chambre du STF a rendu une déclaration de suspicion de partialité dans l’affaire du triplex, confirmée ensuite, le 22 avril dernier, en réunion plénière.

L’ancien président Lula n’est pas à l’abri d’un énième rebondissement, mais son éligibilité rebat les cartes pour la présidentielle. L’alternance apparaît même crédible. L’issue du processus électoral est néanmoins incertaine : le président brésilien profite d’un système institutionnel centré sur un chef de l’État fort qui, doublé de sa volonté de « militariser » le politique, incite à la vigilance quant au respect de la Constitution. En témoigne son opposition frontale à certaines institutions clés du pays comme le STF, contre lequel il a suggéré l’intervention de l’armée, ou encore l’état-major militaire, duquel il a obtenu la démission de ses principaux commandants.

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