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L’effacement programmé des jurys populaires au sein des cours d’assises : une réforme malvenue et à l’efficacité douteuse

Par Benjamin Fiorini – Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université Paris 8

À compter du 1er janvier 2023, les cours d’assises, composées notamment d’un jury populaire de citoyens tirés au sort, seront départies de la majeure partie de leurs attributions et remplacées par des Cours criminelles départementales, composées de magistrats professionnels uniquement. Les défenseurs de la réforme avancent une réduction des coûts et une amélioration de la célérité de la justice. Ces arguments font débat et le 11 octobre 2022, la députée F. Pasquini (EELV-NUPES) a ainsi déposé une proposition de loi visant à mettre un terme à la généralisation des Cours criminelles départementales et à organiser un débat sur le sujet.

En quoi consiste la réforme du jury populaire qui devrait intervenir à compter de janvier 2023 et quel(s) objectif(s) poursuit-elle ? 

A l’heure actuelle, la quasi-totalité des crimes – c’est-à-dire, les infractions les plus graves au sens du Code pénal – sont jugés en première instance par une cour d’assises. Cette juridiction se compose de trois magistrats professionnels et de six citoyens tirés au sort sur les listes électorales.

Or le champ d’intervention des cours d’assises – et, par conséquent, du jury populaire – connaîtra un recul historique à compter du 1er janvier 2023. En effet, la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire prévoit qu’à partir de cette date, tous les crimes punis de quinze ans ou vingt ans de réclusion criminelle – ce qui concerne notamment les viols, les violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner, les vols à main armée ou encore les tortures et actes de barbaries – seront jugés en première instance par de nouvelles juridictions appelées cours criminelles départementales (CCD), dont la principale caractéristique est d’être uniquement composées de cinq magistrats professionnels, sans citoyens tirés au sort.

Ces CCD, qui sont déjà expérimentées dans une quinzaine de départements sur le fondement de la loi du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice, poursuivent trois objectifs. D’abord, il s’agit d’accélérer le rythme de traitement des affaires criminelles, l’engorgement actuel des cours d’assises conduisant à des délais d’audiencement déraisonnables. Ensuite, il s’agit de réaliser des économies, l’indemnisation des jurés citoyens représentant une charge financière que certains dépeignent comme un « luxe ». Enfin, il s’agit de limiter le phénomène de correctionnalisation, notamment pour éviter que certains viols soient requalifiés en agression sexuelle pour être jugés devant un tribunal correctionnel composé de trois magistrats professionnels.

Est-ce à dire qu’à compter de janvier 2023 les jurys populaires seront supprimés ? Que leur est-il reproché ? 

La réforme affaiblira considérablement le jury populaire, sans pour autant le faire disparaître. En effet, les cours d’assises avec jurés continueront à juger les crimes punis de plus de vingt ans de réclusion criminelle – les meurtres et les empoisonnements par exemple –, ainsi que les appels pour l’ensemble des crimes, ce qui représente environ 43% des affaires jugées aujourd’hui par les jurys populaires. La participation citoyenne à la justice criminelle deviendra donc minoritaire, et le nombre de citoyens appelés à siéger aux assises (environ 20.000 par an actuellement) sera divisé par deux.

Comme énoncé précédemment, les partisans des CCD justifient ce recul du jury populaire par trois objectifs : juger plus vite, réduire les coûts, et éviter les correctionnalisations. Pour autant, ces justifications sont particulièrement fragiles.

Premièrement, s’il est acquis que les CCD permettront de juger un peu plus rapidement certains crimes – elles permettent généralement de raccourcir le temps d’audience d’une demi-journée par rapport aux cours d’assises –, cette légère accélération aura nécessairement pour effet de ralentir d’autres contentieux. En effet, les quatre magistrats assesseurs (contre deux seulement aux assises) appelés à siéger ponctuellement au sein des CCD auront mécaniquement moins de temps à consacrer à leurs fonctions principales, ce qui engendrera un allongement des délais au civil comme au pénal. D’ailleurs, dans beaucoup de juridictions, on redoute déjà une pénurie de magistrats disponibles pour siéger dans les CCD.

Deuxièmement, les premiers retours d’expérience n’ont pas permis de démontrer que les CCD engendraient une réduction des coûts substantielle. Certes, il n’y a plus de jurés à indemniser, mais quatre assesseurs au lieu de deux doivent être dédommagés, ce qui limite la plus-value financière. En outre, pour pallier l’insuffisance de magistrats en exercice disponibles pour assurer les fonctions d’assesseurs, la loi prévoit que des magistrats honoraires et des avocats honoraires pourront être appelés à les remplacer, avec une indemnisation spéciale à la clé.

Troisièmement, l’expérimentation des CCD n’a pas, à ce stade, permis de constater une diminution structurelle du recours à la correctionnalisation, phénomène complexe dont les causes sont multiples.

Certaines voix se sont élevées contre la généralisation des cours criminelles départementales, pourquoi ? A votre sens, que peut-on craindre ? 

Au-delà du recul démocratique symbolisé par l’effacement du jury populaire, l’émergence des CCD suscite de nombreuses critiques de la part des universitaires, des magistrats et des avocats, sur la forme comme sur le fond (v. notamment cette tribune publiée le 4 novembre 2022 dans le journal Le Monde).

Sur la forme, il est surprenant que la généralisation des CCD ait été décidée en 2021, avant même que leur expérimentation, qui devait durer trois ans, ne soit parvenue à son terme. Pour l’heure, cette expérimentation a donné lieu à deux rapports d’étape, lesquels se montrent circonspects quant à l’apport réel de ces nouvelles juridictions. Par exemple, le rapport de la « mission flash » du 16 décembre 2020, confiée aux députés Stéphane Mazars et Antoine Savignat, fait apparaître que « l’absence de jurés conduit bel et bien à une perte de l’esprit et de la solennité qui caractérisaient la cour d’assises, ainsi qu’à un risque de déconnexion de la justice avec le peuple ». Ces données paraissent bien maigres pour justifier le sacrifice d’une telle institution démocratique.

Sur le fond, de puissants arguments militent en faveur de la préservation du jury populaire. Tout d’abord, dans la tradition héritée de la Révolution de 1789, le jury est conçu comme un instrument politique au service de la liberté, car dans l’hypothèse où la justice deviendrait inique, il permettrait aux citoyens d’endiguer la tyrannie des juges. Il est d’ailleurs remarquable qu’historiquement, le jury populaire fut souvent supprimé ou fragilisé par des régimes autoritaires, tels que l’Italie fasciste (1931), l’Espagne franquiste (1936) ou la France vichyste (1941).

Le jury est également un vecteur d’humanité, puisque sa participation repose sur le principe d’oralité des débats, qui oblige les acteurs du procès à faire montre de pédagogie pour expliquer aux jurés les circonstances de l’espèce et ses implications juridiques, ce qui génère un effet cathartique dont les bienfaits dépassent les enjeux strictement juridiques du procès. Comme le souligne l’ethnologue Christiane Besnier dans l’un de ses écrits, « la durée des audiences ne doit pas être brève, ni trop professionnalisée, afin de laisser une chance au lien social de se restaurer entre les parties. »

Le jury représente, enfin, un outil au service de la citoyenneté. Comme l’écrivait Alexis de Tocqueville dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, le jury « sert à donner à l’esprit de tous les citoyens une partie des habitudes de l’esprit des juges ; et ces habitudes sont précisément celles qui préparent le mieux le peuple à être libre ». De ce point de vue, la participation des jurés à la justice criminelle constitue une « expérience démocratique » qui « modifie leur place en tant que citoyen », comme l’observe la sociologue Célia Gissinger-Bosse, auteure d’une thèse sur le sujet. À l’heure où le rapport conclusif des Etats généraux de la justice plaide pour un rapprochement des citoyens et de leur justice, réduire l’un des derniers espaces de démocratie participative en matière judiciaire semble particulièrement malvenu.

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