Par Hubert Alcaraz, Professeur à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (UPPA)

L’information a filtré et elle a fait l’effet d’une bombe : le 14 juillet dernier, l’assemblée plénière du Tribunal constitutionnel espagnol a partiellement fait droit au recours d’inconstitutionnalité formé par le parti politique d’extrême droite Vox contre le décret 463/2020 du 14 mars 2020 déclenchant la première période d’état d’alarme en Espagne. A une majorité de 6 voix contre 5, le Tribunal déclare non conformes à la Constitution le confinement ainsi que la possibilité d’accroitre les restrictions applicables à certaines activités.

Plus précisément, le juge constitutionnel espagnol censure trois alinéas de l’article 7 du décret 463/2020 qui réduisaient la libre circulation des citoyens et des véhicules, qui habilitaient le ministre de l’Intérieur à fermer à la circulation certaines voies pour des raisons de santé publique et qui autorisaient le ministre de la Santé à modifier, pour les renforcer, les mesures de restriction visant les activités commerciales, culturelles, récréatives, d’hôtellerie et de restauration.

Pourquoi une décision du Tribunal constitutionnel ?

Plus d’un an après son adoption, par un arrêt de pas moins de quatre-vingt-une pages, le Tribunal constitutionnel espagnol censure le décret ayant déclaré l’état d’alarme en mars 2020. La décision est remarquable et inédite. Elle n’est, pourtant, acquise qu’à une très courte majorité, puisque ce sont les cinq magistrats réputés conservateurs du Tribunal, auxquels s’est adjointe la vice-présidente, qui emportent finalement la décision. Il y a quelques jours, le rapporteur, Pedro González Trevijano n’était, d’ailleurs, pas parvenu à convaincre ses pairs et l’assemblée plénière du Tribunal avait dû ajourner ses travaux.

Par cet arrêt, le juge constitutionnel espagnol tranche un recours d’inconstitutionnalité formé par le parti politique d’extrême droite, Vox. Rappelons, à cet égard, qu’à partir de mars 2020, pour faire face à la pandémie de Covid-19, le gouvernement espagnol choisit d’avoir recours à un droit d’exception, par le biais de l’un des trois régimes de circonstances exceptionnelles – état d’alarme, état d’exception et état de siège – que prévoit la Constitution espagnole de 1978. C’est l’état d’alarme qui est retenu et sa proclamation a lieu le 14 mars 2020 (Real Decreto 463/2020, de 14 de marzo, por el que se declara el estado de alarma para la gestión de la situación de crisis sanitaria ocasionada por el Covid-19). Il sera prorogé à six reprises jusqu’au 21 juin. Selon la jurisprudence constitutionnelle, ce décret, bien qu’adopté par le gouvernement, revêt, compte tenu de ses effets juridiques et de son contenu, valeur législative (arrêt 83/2016 du 31 mai 2016). Un recours d’inconstitutionnalité est donc formé par 52 députés du parti Vox le 28 avril 2020 et admis par le Tribunal constitutionnel le 6 mai suivant.

État d’alarme ou état d’exception ?

Les requérants soutenaient que les mesures adoptées sur la base de ce décret – en particulier un très strict confinement – violaient les droits et libertés des Espagnols en allant au-delà de ce qu’autorise l’état d’alarme. Un débat s’était ouvert autour de l’adéquation du régime d’exception retenu par le gouvernement pour faire face à la pandémie, certains considérant que l’état d’exception aurait été plus approprié.

Pour le comprendre, observons que l’article 116, alinéa 2, de la Constitution décrit les conditions d’activation de chacun des trois régimes d’exception qu’elle prévoit : déclaration de l’état d’alarme par le gouvernement et ratification par le Congrès des députés ; déclaration de l’état d’exception par le gouvernement, avec autorisation préalable du Congrès des députés ; et déclaration par le Congrès des députés, à la majorité absolue sur proposition du gouvernement, de l’état de siège. Cet article 116 est complété par une loi organique 4/1981 du 1er juin relative aux états d’alarme, d’exception et de siège (Ley orgánica 4/1981, de 1 de junio, de los estados de alarma, excepción y sitio).

La discussion paraissait porter sur la distinction entre état d’alarme et état d’exception : alors que les textes – Constitution et loi organique – visent, avec l’état d’alarme, une limitation des droits et libertés, ils mentionnent leur suspension en période d’état d’exception. Autrement dit, y aurait-il une différence de degré entre les atteintes aux droits et libertés autorisées par ces deux régimes d’exception et, subséquemment, une sorte de hiérarchie entre eux ?

L’arrêt du Tribunal constitutionnel répond positivement à cette question puisqu’il juge que l’état d’alarme décrété par le gouvernement a « restreint intensément les droits fondamentaux », produisant, de facto, leur suspension et exigeant, en conséquence, le recours non pas à l’état d’alarme, mais à l’état d’exception. À la lecture de l’arrêt, c’est donc de la qualification des mesures à adopter que dépend le choix du régime d’exception à mettre en œuvre. Pourtant, la Constitution et la loi organique précisent les circonstances de fait qui doivent présider à ce choix. Ainsi, l’article 4 de la loi organique vise, à propos de l’état d’alarme, les hypothèses de « catastrophes, calamités ou malheurs publics », mais aussi de « crises sanitaires, telles qu’épidémies et situations de contamination graves » ou encore de « paralysie des services publics essentiels pour la collectivité ». L’état d’exception renvoie, pour sa part et toujours selon la loi organique, aux hypothèses de crise politique, provoquée par une grave altération de l’ordre public.

On comprend, alors, que la solution retenue par le Tribunal ait suscité une vive émotion car elle génère, synthétiquement, trois difficultés. La première résulte de ce que des mesures telles que le confinement ou le couvre-feu ne peuvent être désormais conçues que comme des mesures de suspension des droits, de sorte que la cause est alors confondue avec les effets : l’intensité de l’atteinte détermine le régime d’exception et dans la définition des régimes d’exception les causes n’ont plus leur place. Mais comment mesurer l’intensité de l’atteinte ? Comment établir un critère objectif pour l’évaluer, sans verser dans des discussions byzantines ?

La seconde difficulté tient à ce que l’entière conformité à la Constitution des mesures adoptées s’épuise finalement dans la détermination du « bon » régime d’exception, c’est-à-dire du régime d’exception constitutionnellement adéquat. Dès lors que l’état d’exception aurait été retenu plutôt que l’état d’alarme, se trouverait donc évacué tout jugement de la constitutionnalité des mesures. Pour le dire autrement, les mesures, quelles qu’elles soient, dès lors qu’elles interviennent à l’intérieur du régime d’exception adapté sont constitutionnelles. N’y a-t-il pas là un raccourci, un biais intellectuel gênant qui ferait l’économie d’un véritable contrôle de proportionnalité ? La déclaration de l’état d’exception fonctionnerait alors finalement comme un chèque en blanc délivré à l’exécutif, sans contrôle ni garantie.

Et la suite ?

La troisième difficulté naît, quant à elle, des suites de cette décision, avant tout parce qu’elle intervient tard, trop tard sans doute, pour ne pas produire un coût politique élevé, lié à l’insécurité juridique qu’elle génère. Comme cela a déjà été le cas par le passé, l’arrêt du juge constitutionnel, loin d’apaiser le débat lui donne un tour plus franchement politique encore.

Du point de vue juridique, le Tribunal a tenté de concilier sa décision avec la sécurité juridique. Il a ainsi indiqué, dans son arrêt, que les infractions constatées et verbalisées en lien avec le non-respect du confinement ne sont pas susceptibles de révision. Seules « les procédures pénales et les procédures administratives de sanction » qui, en raison de la disparition des dispositions annulées, « pourraient donner lieu à une réduction de la peine ou de la sanction » peuvent être révisées. Et, en toute hypothèse, « l’inconstitutionnalité constatée (…) ne constituera pas en elle-même un titre permettant la recherche de la responsabilité patrimoniale » de l’administration. Néanmoins, le gouvernement se trouve désormais sous la menace d’autres censures, Vox ayant également contesté le décret du 25 octobre 2020 qui a mis en place une nouvelle fois l’état d’alarme. Quant à lui, le Tribunal constitutionnel, privé d’un de ses membres, apparaît divisé, à l’image des tribunaux ordinaires à qui revient aujourd’hui la tâche d’autoriser et de confirmer, sur tout le territoire du Royaume, les différentes mesures sanitaires adoptées au sein de chaque Communauté autonome par les autorités locales.

Du point de vue politique, Vox se présente désormais comme le défenseur des droits et libertés des Espagnols, lui qui a agi quand les autres partis d’opposition au Parlement n’ont pas jugé bon de saisir le juge constitutionnel. Le comble de l’ironie !

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