Par Marie Lamoureux, Professeur à Aix-Marseille Université, UMR DICE/équipe CERIC

Le Traité sur la Charte de l’énergie suscite aujourd’hui d’importants débats quant à sa pertinence dans le contexte du « pacte vert » de l’Union européenne (https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/european-green-deal_fr) et, plus particulièrement, de la transition vers une économie décarbonée. Alors que de nombreuses voix s’élèvent contre un traité considéré comme un obstacle à la mise en œuvre de la politique climatique, et que des négociations visant à sa modernisation sont en cours, un point s’impose sur les termes du débat et leurs enjeux.

Qu’est-ce que le Traité sur la charte de l’énergie ?

Le Traité sur la charte de l’énergie (ci-après TCE) a été signé à Lisbonne le 17 décembre 1994. L’objectif porté par ce traité était essentiellement de promouvoir la coopération Est-Ouest dans le domaine de l’énergie, dans le contexte de la chute du bloc soviétique, en vue d’exploiter dans les meilleures conditions les richesses énergétiques des pays de l’Est. L’enjeu était donc de promouvoir l’accès à ces ressources dans un espace commercial rénové, en vue de faire régner les règles de l’économie de marché et de remédier aux obstacles aux échanges et aux investissements internationaux, tout en favorisant la sécurité de l’approvisionnement en énergie. Ce traité lie une cinquantaine de parties, comprenant notamment les États membres de l’Union européenne (à l’exception de l’Italie qui s’en est retirée) et l’Union elle-même, de nombreux États d’Europe orientale et d’Asie centrale, ou encore le Japon.

Les engagements souscrits par les États signataires portent sur la promotion et la protection des investissements internationaux, ainsi que sur le commerce et le libre transit. Le Traité institue par ailleurs des procédures de règlement des différends promouvant le règlement amiable et l’arbitrage, en particulier s’agissant des différends opposant les investisseurs et les États parties. 

Pourquoi est-il aujourd’hui contesté ?

De nombreuses discussions existent aujourd’hui quant à la pertinence du TCE au regard des engagements internationaux pris par ailleurs par l’Union européenne et ses États membres, en particulier dans le cadre de l’Accord de Paris sur le climat. Sont en cause les règles relatives à la protection des investissements du TCE, applicables quelles que soient les sources d’énergie mobilisées et donc notamment en matière d’énergies fossiles, et les procédures d’arbitrage en la matière qui, en accueillant les prétentions des investisseurs œuvrant dans les filières fossiles, freineraient la réalisation effective de la transition énergétique.

L’examen des différends connus soumis à arbitrage montre qu’à l’heure actuelle de nombreux litiges concernent les énergies renouvelables, litiges qui sont principalement nés de la révision à la baisse par certains États des mesures de soutien au développement des énergies renouvelables. Il demeure cependant que les mesures nationales prônant un recul des activités liées aux énergies fossiles, ou encore à l’énergie nucléaire, peuvent tout autant être visées. L’on songe, notamment, aux mesures visant à limiter ou interdire les activités d’exploration ou d’exploitation d’hydrocarbures, ou à mettre fin à l’exploitation de centrales fonctionnant à partir de sources fossiles, comme les centrales à charbon. Les règles du Traité offrent alors une protection aux investissements étrangers susceptible de coûter cher aux États qui s’engagent dans le processus de transition énergétique par des mesures fortes. Si le TCE, pas plus que les arbitres, ne dénient le droit de réglementer des États, notamment pour des raisons de protection de l’environnement, des limites y sont apportées, au demeurant très classiques en droit des investissements internationaux, au titre du traitement juste et équitable ou des expropriations indirectes notamment. Cela peut conduire à sanctionner des États qui remettent en cause, à plus ou moins brève échéance, certaines activités liées aux énergies fossiles sur leur territoire. Plus les changements qu’ils opèrent sont importants ou brutaux, plus ils s’y exposent. Or, la transition énergétique devrait précisément impliquer des évolutions majeures. En outre, à l’heure des premières condamnations d’États pour « inaction climatique », l’on comprend combien leur position devient délicate : sommés d’un côté par leur justice interne de prendre des mesures plus ambitieuses, ils risquent de l’autre d’être poursuivis devant un tribunal arbitral s’ils le font. En atteste, par exemple, le recours formé par RWE contre les Pays-Bas, enregistré en février 2021 auprès du CIRDI, concernant la décision de mettre fin à la production d’électricité à partir de charbon. La crainte est que de tels différends se développent à l’avenir et la question est donc de savoir si, dans ce contexte de transition vers une économie décarbonée, le Traité sur la charte de l’énergie peut encore être soutenu dans son état actuel.

Quelles solutions envisager ?

Des négociations sont en cours pour tenter de moderniser le TCE. Plusieurs cycles de négociations ont eu lieu en 2020, appelés à se poursuivre en 2021. L’un des enjeux serait de parvenir à un accord pour que les règles du TCE et la politique climatique s’articulent de manière plus harmonieuse. Rien ne garantit cependant que ces négociations puissent aboutir à des modifications notables. L’unanimité est en effet requise, ce qui paraît compromettre les modifications les plus radicales suggérées, comme celle consistant à exclure les énergies fossiles du champ d’application du TCE, étant donné la variété des intérêts défendus par les États parties. Il n’est pas certain non plus que des modifications moins ambitieuses aboutissent, comme une définition plus circonscrite des notions de « traitement juste et équitable » ou « d’expropriation indirecte » afin de préserver davantage le droit de réglementer des États pour des motifs publics légitimes tels que la lutte contre le changement climatique. Certains pays ne semblent favorables à aucune modification.

Partant, une tout autre solution est également envisagée, à savoir un retrait du Traité, qu’il s’agisse d’un retrait coordonné de l’UE et de ses États membres ou, à tout le moins, de retraits isolés de certains d’entre eux. L’Italie l’a fait il y a quelques années. Cependant, un retrait ne signifie pas une libération immédiate des engagements découlant du traité, celui-ci prévoyant le maintien de la protection des investissements réalisés pendant vingt ans à compter de la prise d’effet du retrait.

La jurisprudence de la CJUE peut encore être convoquée au débat, dans la mesure où la jurisprudence « Achmea » pourrait conduire à neutraliser la compétence des arbitres issue du TCE en ce qui concerne les différends opposant un investisseur d’un État membre à un autre État membre, si elle était interprétée comme s’étendant à ce traité multilatéral. Mais encore faudrait-il que les arbitres partagent cette position, ce qui n’est pas le cas.

Le TCE, signé dans les années 1990, apparaît en tout cas en décalage avec le contexte actuel du secteur de l’énergie, où ne règnent plus les mêmes impératifs. La prégnance des engagements climatiques et du processus de transition énergétique engagé par de nombreuses parties contractantes, à commencer par l’Union européenne, justifierait amplement une modernisation du traité, afin qu’il soit davantage en phase avec les enjeux actuels. Mais la transition est un art difficile, et la transition énergétique, pour impérieuse qu’elle soit, n’échappe pas à ce constat.