Par Bernard Bossu, Professeur à l’Université de Lille

Demain, tous télétravailleurs ? Le slogan d’hier est-il devenu réalité à l’heure de la pandémie ? À l’évidence non, beaucoup de salariés ne sont toujours pas des télétravailleurs. Faut-il s’en étonner ?

Sur le plan juridique, le principe est celui du caractère volontaire du télétravail. Comme le réaffirme l’accord national interprofessionnel du 26 novembre 2020, « le télétravail revêt un caractère volontaire pour le salarié et l’employeur concernés ». Ce principe du double volontariat doit être approuvé sans réserve car personne ne peut sérieusement imaginer un télétravail contraint. Du côté du salarié, il peut souhaiter séparer clairement sa vie privée et sa vie professionnelle et maintenir un lien social fort avec ses collègues de travail. Quant à l’employeur, il doit s’assurer que le salarié dispose des qualités requises, à savoir autonomie et sens des responsabilités, pour devenir télétravailleur. Par ailleurs, chacun en conviendra, certains travaux ne peuvent pas s’effectuer à distance.

À l’heure de la pandémie, peut-on rendre le télétravail obligatoire  ?

À l’évidence, les pouvoirs publics encouragent fortement le recours à cette forme d’organisation du travail puisque le protocole national pour assurer la santé et la sécurité des salariés en entreprise face à l’épidémie de covid-19 actualisé au 23 mars 2021 prévoit que « dans les circonstances exceptionnelles actuelles, liées à la menace de l’épidémie, il doit être la règle pour l’ensemble des activités qui le permettent. Dans ce cadre, le temps de travail effectué en télétravail est porté à 100 % pour les activités qui le permettent ».

L’État invite donc clairement les entreprises à développer le travail à distance. Mais, il est difficile de considérer que le télétravail est devenu impératif car l’obligation est formulée non par la loi mais par un protocole national.  Or, comme l’a décidé le Conseil d’État dans sa décision du 19 octobre 2020, le protocole constitue simplement « un ensemble de recommandations » (CE, 19 oct. 2020, n° 444809). On est clairement dans le cadre du droit mou qui incite à adopter un comportement sans le rendre obligatoire. On propose un guide pour l’action en espérant qu’il rencontrera l’adhésion de son destinataire.

Même si une recommandation n’a pas de force obligatoire, elle n’est pas forcément sans conséquence juridique. Pour mieux comprendre la portée exacte du protocole national, il convient de répondre à quelques questions pratiques.

L’employeur peut-il imposer le télétravail à son subordonné… et inversement ?

Si le principe est normalement celui du volontariat, il en va autrement en cas de pandémie. L’article 7 de l’ANI du 26 novembre 2020 pose en préambule « qu’en cas de circonstances exceptionnelles (comme une pandémie) ou un cas de force majeure, le recours au télétravail peut être considéré comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés. Dans ce cas, la décision relève du pouvoir de direction de l’employeur dans le respect des dispositions légales et réglementaires en vigueur ».  Ce texte reprend en fait le contenu de l’article L. 1222-11 du Code du travail. Dans la période actuelle de pandémie liée au covid-19, l’employeur n’a pas besoin de l’accord du salarié pour recourir au télétravail car il n’y a pas de modification du contrat de travail mais un simple changement des conditions d’exécution de celui-ci. Le salarié ne peut donc pas s’opposer au télétravail.

On peut aussi se poser la question inverse : le salarié peut-il imposer à son employeur le télétravail ? La réponse de principe est négative car le télétravail repose sur le double volontariat et comme l’affirme l’article 2.3.1 de l’ANI du 26 novembre 2020, « dès lors qu’un salarié informe l’employeur de sa volonté de passer au télétravail, l’employeur peut, après examen, accepter ou refuser sa demande ». Toutefois, si le poste occupé par le salarié est, en vertu d’un accord collectif ou d’une charte, susceptible de se dérouler en télétravail, l’employeur doit motiver son refus. En pratique, il se justifiera en invoquant le fait que le salarié ne dispose pas des capacités requises. De façon plus globale, l’ANI invite l’employeur à toujours préciser « les raisons de son refus d’accéder à la demande de télétravail émanant d’un salarié » (article 2.3.3).

Que risque l’employeur qui s’oppose à la demande d’un salarié de recourir au télétravail alors que la situation sanitaire est problématique ?

Plus globalement, la question posée est celle de la possibilité d’engager la responsabilité civile, voire pénale, d’un employeur qui n’a pas mis en place le télétravail conformément à la recommandation du protocole national. La réponse a été fort bien exprimée par le Conseil d’État dans sa décision du 19 octobre 2020 : le protocole constitue « un ensemble de recommandations pour la déclinaison matérielle de l’obligation de sécurité de l’employeur dans le cadre de l’épidémie de covid-19, en rappelant les obligations qui existent en vertu du Code du travail ». En d’autres termes, le protocole s’inscrit dans le prolongement des obligations imposées par la loi aux employeurs en matière de santé et de sécurité au travail. En vertu de l’article L. 4121-1 du Code du travail, « l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». Ces mesures comprennent notamment « des actions de prévention des risques professionnels » et « la mise en place d’une organisation et de moyens adaptés ». En conséquence, si l’employeur ne prend pas les dispositions pour respecter les mesures du protocole (port du masque, respect de la distanciation physique, etc.) ou s’il refuse de mettre en place le télétravail alors que l’activité de ses salariés s’y prête, il est susceptible d’engager sa responsabilité au titre de son obligation de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs. Le tribunal de Nanterre a ainsi condamné, le 14 avril 2020, la société Amazon France à restreindre ses activités en raison du non-respect par l’employeur de son obligation de sécurité (TJ Nanterre, réf., 14 avril 2020, n° 20/601). On notera d’ailleurs que le gouvernement demande aux inspecteurs du travail de veiller au respect des règles sanitaires dans les entreprises, notamment en exerçant leur droit de visite. Par ailleurs, le non-respect du protocole ne permettra pas à l’employeur de s’exonérer de sa responsabilité civile si un salarié est contaminé sur le lieu du travail. Des poursuites pénales ne sont pas non plus à exclure, notamment pour mise en danger de la vie d’autrui.

En résumé, même si la force obligatoire du protocole national est juridiquement incertaine, on ne peut qu’encourager les entreprises à le respecter.