Par Anne Levade – Professeure de droit public à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne – Présidente de la Fondation Paris 1 Panthéon-Sorbonne – Présidente de l’Association Française de Droit Constitutionnel

À la surprise générale, le Sénat a, le 1er février 2023, adopté la proposition de loi constitutionnelle visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse que l’Assemblée nationale avait votée en première lecture le 24 novembre dernier. Rien ne le laissait augurer puisque la commission de lois du Sénat l’avait rejetée. C’est une réécriture complète du texte par voie d’amendement qui permet de l’expliquer sans que ce vote préjuge du sort définitif de la révision constitutionnelle.

Pour quelles raisons les sénateurs ont-ils voté l’inscription de la « liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse » dans la Constitution, abandonnant ainsi la notion de « droit » ?

La question mérite d’autant plus d’être posée si l’on se souvient que, le 19 octobre 2022, le Sénat a rejeté une proposition de loi constitutionnelle visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception que la sénatrice Mélanie Vogel avait déposée. À la lecture du texte et de l’amendement qui a permis son adoption, trois séries d’éléments me semblent de nature à expliquer ce revirement.

D’abord, telle qu’adoptée par le Sénat, la proposition de loi constitutionnelle diffère sensiblement de celle que l’Assemblée nationale avait votée.

D’une part et formellement, il ne s’agit plus d’introduire dans la Constitution un nouvel article 66-2 mais d’ajouter un alinéa à l’article 34 qui énumère les matières relevant du domaine de la loi. La solution semble logique puisque le sujet a, reconnaissons-le, peu à voir avec le titre de la Constitution relatif à l’autorité judiciaire dans lequel il était, ab initio, envisagé de l’insérer et que les députés eux-mêmes avaient, pour finir, retenu une rédaction aux termes de laquelle « la loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’interruption volontaire de grossesse ».

D’autre part, et substantiellement, il n’est plus question d’un droit créance « à l’interruption volontaire de grossesse » qui ferait peser sur le législateur des obligations positives aux contours incertains mais de « la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse » dont il revient à la loi de déterminer les conditions d’exercice.

Ensuite, l’exposé des motifs de l’amendement qui a permis que la proposition fût adoptée l’explique fort bien : « cette liberté est déjà reconnue par la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001 (…) l’inscription dans la Constitution de cette liberté viendrait parachever l’évolution ainsi engagée ». Dit autrement, dans sa version votée au Sénat, la proposition de loi constitutionnelle se veut confirmative de la jurisprudence constitutionnelle qui fonde dans « la liberté de la femme qui découle de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », « la liberté de la femme enceinte qui souhaite recourir à une interruption volontaire de grossesse ». Cela ne justifie certes pas qu’il faille réviser la Constitution mais pas non plus qu’on le refuse.

Car, enfin, ce vote est aussi le moyen pour le Sénat d’échapper à la critique facile mais récurrente d’un conservatisme structurel qui le conduirait à s’opposer à l’inscription d’une liberté dans la Constitution et plus généralement à toute révision constitutionnelle.

Quelles peuvent être les conséquences juridiques de ce choix ?

Il y a deux manières de répondre à cette question.

En premier lieu et concernant le processus de révision qui est engagé, le vote de la proposition de loi constitutionnelle par le Sénat ouvre la possibilité pour l’Assemblée nationale de l’adopter en termes identiques. Nous serions alors dans une situation inédite puisque, pour la première fois depuis 1958, une révision constitutionnelle d’initiative parlementaire serait en passe d’aboutir et, conformément à l’article 89 de la Constitution, « la révision [serait] définitive après avoir été approuvée par référendum ». À cet égard et parce que l’hypothèse ne s’est jamais rencontrée, il n’est pas inutile de rappeler que, dans un tel cas, le référendum est obligatoire et que le Président de la République n’aurait d’autre choix que de l’organiser.

En second lieu et sur le fond, l’ajout à l’article 34 de la Constitution d’un dix-septième alinéa aux termes duquel « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse » n’emporte aucune conséquence juridique directe et immédiate. Bien sûr, si cette disposition était définitivement adoptée, elle interdirait expressément que le législateur puisse mettre en cause ou supprimer la possibilité pour une femme de recourir à une interruption volontaire de grossesse. Mais il ne fait guère de doute que, en l’état de sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel déclarerait déjà inconstitutionnelle une loi qui aurait cet objet ou cet effet. Cela étant dit, il n’est pas certain que la reconnaissance d’un « droit à l’interruption volontaire de grossesse » aurait eu des conséquences différentes dès lors qu’il n’est pas imaginable que son exercice soit totalement inconditionné.

Plusieurs parlementaires, à l’instar de la présidente du groupe LFI à l’Assemblée nationale Mathilde Panot, appellent le gouvernement à se saisir de la question par le biais d’un projet de loi. Pourquoi ? Qu’est-ce que cela changerait ?

Il faut commencer par rappeler que Mathilde Panot est l’auteur de la proposition de loi constitutionnelle que le Sénat vient d’adopter dans une version modifiée. Appeler le gouvernement à se saisir de la question vise donc d’abord à prendre acte de ce que, pour la première fois, les deux chambres sont d’accord sur le principe de l’inscription de l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution. Mais c’est aussi le moyen d’éviter de répondre à la question de savoir si elle serait prête à se rallier à la formule que le Sénat a retenue et qu’elle juge sans doute insuffisamment ambitieuse pour les raisons qu’on a évoquées.

De fait, en adoptant la proposition de loi constitutionnelle, le Sénat place l’Assemblée nationale devant un choix cornélien : revenir à la formulation initiale et, par conséquent, endosser la responsabilité de l’échec de la procédure de révision ou voter le texte en termes identique et sembler en rabattre sur la reconnaissance d’un nouveau droit fondamental.

En appeler au gouvernement a donc des allures d’échappatoire, prenant prétexte de ce que le Président de la République a annoncé vouloir à nouveau engager une réflexion sur la révision de la Constitution et, la Première Ministre – sur proposition de laquelle le Président peut, aux termes de l’article 89, initier une révision – s’est dite favorable à l’inscription d’un « droit fondamental » à l’avortement dans la Constitution.

Si le gouvernement ou le Président de la République reprenait la balle au bond, la proposition de loi constitutionnelle n’aurait pas lieu d’être inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée en deuxième lecture puisqu’il suffirait d’attendre qu’un projet de révision soit déposé. Il n’y aurait pas non plus de référendum puisque, dans le cas d’un projet de révision, le Président peut décider de soumettre le texte adopté par les deux assemblées au Parlement convoqué en Congrès. Pour l’histoire, les parlementaires apparaîtraient comme les initiateurs d’une réforme dont, en définitive, ils n’auraient pas juridiquement pris l’initiative.

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