Par Julien Cazala, Professeur de droit public à l’Université Sorbonne Paris Nord, codirecteur de l’Institut de droit public, sciences politiques et sociales (IDPS)

L’annonce, dans la nuit du 19 au 20 mars 2021, de la dénonciation par la Turquie de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite Convention d’Istanbul, marque une rupture. Malgré des accusations déjà anciennes de dérive autoritaire portées contre le régime d’Ankara, c’est la première fois que la Turquie, dirigée par l’AKP depuis 2002, se retire d’un instrument international de protection des droits fondamentaux.

Quels sont les éléments principaux de la Convention d’Istanbul ?

La Convention, adoptée le 11 mai 2011, est entrée en vigueur le 1er août 2014, après le dépôt du 10e instrument de ratification. La Turquie, déjà dirigée par l’AKP, avait été en 2011 un artisan majeur de l’adoption de cette Convention qui repose sur quatre piliers fondamentaux : la prévention de la violence à l’égard des femmes et de la violence domestique, la protection des victimes, la poursuite des auteurs de ces violences et la mise en place de politiques intégrées associant organismes publics locaux et nationaux et société civile. Les obligations posées par la Convention s’accompagnent, procédé fréquent au sein du Conseil de l’Europe, d’un mécanisme de suivi ayant pour objectif d’évaluer et d’améliorer la mise en œuvre de la Convention par les Parties. Ce mécanisme de suivi se compose d’un groupe d’experts indépendants (le GREVIO) et d’une instance politique composée de représentants des parties. Dans un ton très policé mais explicite, le rapport publié fin 2018, à l’issue de la première procédure d’évaluation de la Turquie par le GREVIO, pointait la tendance des autorités à mettre l’accent sur les rôles traditionnels des femmes en tant que mères, ce qui ne remettrait pas en cause les stéréotypes discriminatoires concernant les rôles et les responsabilités des femmes et des hommes dans la famille et la société. Le rapport ne soulignait cependant pas une hostilité de principe du pouvoir envers la Convention.

La procédure de dénonciation est-elle régulière ?

Avec toute la portée symbolique que cela comporte, la Turquie était devenue en 2012 le premier État à ratifier, sans aucune réserve, la Convention d’Istanbul. Par un vote unanime de la Grande Assemblée nationale, le 24 novembre 2011, la Turquie initiait la procédure de ratification. La convention avait été ensuite approuvée en Conseil des ministres le 10 février 2012. Enfin, le 8 mars 2012, la convention était intégrée dans l’ordre juridique interne turc.

Que le retrait de la Turquie prenne la forme d’un décret signé du seul président Erdoğan interpelle. La dénonciation de la convention a été un choc dans une part significative de la société turque qui, dans les rues des principales villes du pays a manifesté son opposition à la décision présidentielle. Des recours juridictionnels ont été annoncés contre celle-ci, sans que l’on soit véritablement en mesure d’en apprécier les chances réelles de succès. La Constitution de 1982, telle que révisée en dernier lieu en 2017, n’est pas des plus explicites sur ces questions. Son article 104 prévoit que le président de la République ratifie et promulgue les traités internationaux tandis que l’article 90 énonce que la ratification des accords internationaux est subordonnée à la confirmation de leur ratification par la Grande Assemblée nationale de Turquie en vertu d’une loi. À l’instar de nombreuses constitutions, le texte est en revanche silencieux sur les conditions de dénonciation d’un accord international. Le débat pourrait se concentrer sur la question controversée de l’applicabilité ou non, en matière de dénonciation d’accords internationaux, du principe de l’acte contraire. Si l’on considère que la ratification est un acte discrétionnaire du président dès lors qu’il est habilité à y procéder par la Grande assemblée nationale, il serait possible de défendre l’idée que la dénonciation ne serait rien d’autre qu’un exercice de cette latitude. Si en revanche on considère que le président de la République doit ratifier tout traité sur lequel la Grande Assemblée s’est prononcée favorablement, alors la théorie de l’acte contraire pourrait s’imposer. Il nous semble, bien que cela soit moins favorable à la défense de la participation de la Turquie à la convention d’Istanbul, que la première proposition est plus conforme aux dispositions de la Constitution.

Mais le raisonnement se heurte de manière directe à un élément constitutionnel clair. L’article 104 de la Constitution prévoit que les droits fondamentaux ne peuvent être régis par décret présidentiel. Or, la présidence turque justifie la procédure de dénonciation de la Convention d’Istanbul par référence à un décret présidentiel adopté en 2018 et reconnaissant au président de la République la compétence en matière de retrait des traités internationaux. La Cour constitutionnelle turque, saisie de recours contre divers décrets présidentiels, a confirmé en janvier 2020 que, conformément à l’article 104 de la Constitution, les droits fondamentaux ne peuvent être régis par décret présidentiel. La Convention d’Istanbul étant assurément un traité relatif aux droits fondamentaux, la procédure par laquelle la dénonciation a été opérée apparaît juridiquement fragile.

Si la procédure peut être discutée au regard du droit constitutionnel turc, cela ne semble pas être le cas du point de vue du droit international. Le retrait turc a été notifié au Secrétaire général du Conseil de l’Europe, dépositaire de la convention le 22 mars 2021. Le Conseil de l’Europe s’est contenté d’enregistrer cette notification sans autre mesure. Conformément à l’article 80 de la Convention, le retrait deviendra effectif le premier jour du mois suivant l’expiration d’une période de trois mois après la date de réception de la notification, soit le 1er juillet 2021.

Quels sont les motifs de la dénonciation turque ?

Les milieux religieux et conservateurs turcs appelaient depuis des années, et avec une intensité croissante depuis quelques mois, le président Erdoğan, à mettre un terme à la participation de la Turquie à la Convention d’Istanbul. Deux arguments principaux étaient avancés : d’une part, la Convention nuirait aux valeurs familiales traditionnelles en défendant le principe d’égalité des sexes (ce qui encouragerait le divorce), d’autre part, elle favoriserait la communauté LGBTQ en interdisant la discrimination en fonction de l’orientation sexuelle.

Ces deux éléments se rejoignent assez largement dans le communiqué diffusé (en langues turque et anglaise, preuve que l’indifférence aux critiques extérieures rencontre des limites) par les services de communication de la Présidence. Il est indiqué que la Convention visait initialement à « promouvoir les droits des femmes mais cet instrument a été détourné de sa finalité première par un groupe de personnes cherchant à normaliser l’homosexualité – qui est incompatible avec les valeurs sociales et familiales turques » (notre traduction). Cette référence aux valeurs sociales et familiales ne repose sur aucun élément de la Constitution turque mais interpelle dans le contexte actuel. S’il convient de ne pas négliger les effets éventuels du retrait turc, nous devons rappeler que l’article 122 du code pénal turc condamne la discrimination et la haine fondées sur l’identité de genre. Le retrait apparaît ainsi être largement un coup d’éclat symbolique du président turc, un gage donné à la partie la plus conservatrice de la société dans un contexte de crise sanitaire et économique érodant dans une proportion toujours difficile à évaluer la base électorale du parti présidentiel qui reste malgré tout la première force politique du pays. Les succès des candidats de l’opposition aux élections municipales de 2019 à Istanbul et Ankara furent les premiers signes d’effritement de l’assise électorale de l’AKP. Alors que les prochaines échéances électorales législatives et présidentielles sont pour l’heure prévues en 2023, la dénonciation de la Convention d’Istanbul ne fait qu’alimenter les rumeurs d’élections anticipées. Le président turc chercherait à élargir sa base électorale au-delà des partisans de son propre parti et de ses alliés nationalistes du MHP. Enfin, le fait que la dénonciation de la convention intervienne quelques heures après un entretien entre R. T. Erdoğan et des représentants de l’Union européenne et deux jours avant une entrevue entre le ministre turc des Affaires étrangères et le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères ne saurait être anodin. La dénonciation vient renforcer le constat d’une Turquie tournant un peu plus le dos aux occidentaux.

Même si une volte-face apparaît peu vraisemblable, le Conseil de l’Europe ainsi que de nombreux États européens ou institutions internationales ont appelé la Turquie à reconsidérer sa décision. Si le retrait crée un émoi, Ankara ne manque pas de souligner qu’à la suite de la Turquie, seuls 33 des 47 États membres du Conseil de l’Europe ont ratifié la convention et que plusieurs États parties, telle la Pologne, semblent se diriger vers une dénonciation de celle-ci. Cet épisode pourrait n’être que le signe avant-coureur d’un mouvement plus large de dénonciation par la Turquie d’autres instruments de protection des droits fondamentaux. Les groupes religieux et conservateurs qui appelaient la Turquie à se retirer de cette convention ciblent également la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et la Convention sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels, dite Convention de Lanzarote.

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]