Par Sabrina Robert – Professeure de droit public – Le Mans Université
Le 21 octobre 2022, le président Emmanuel Macron a annoncé que la France allait se retirer du Traité sur la Charte de l’énergie. Cette annonce doit être saluée puisque les engagements de la France au titre du TCE se heurtaient à ceux pris dans le cadre de la lutte contre les changements climatiques. Mais ce retrait ne libère pas totalement la France de ses contradictions. Sabrina Robert, Professeure à Le Mans Université, analyse les raisons et les potentielles conséquences de ce retrait.

Quel était l’objet du TCE et pourquoi ces objectifs apparaissaient-ils aujourd’hui obsolètes ? 

Le TCE a été signé en 1994, par l’ensemble des États membres de l’Union européenne, l’UE et les États d’Europe de l’Est. Il réunit aujourd’hui 53 parties contractantes. Il s’agit d’un traité « global » au sens où il couvre à la fois le volet commercial des échanges relatifs aux produits énergétiques et le volet investissement. Ce second volet, qui cristallise toutes les critiques, repose sur un ensemble de règles substantielles et procédurales – notamment la possibilité offerte aux investisseurs étrangers de saisir un tribunal arbitral en cas de manquement allégué de l’État partie à ses obligations au titre du TCE – qui sont classiques dans les traités d’investissement.

Initialement, l’objectif du TCE était de sécuriser les approvisionnements énergétiques de l’Europe occidentale en provenance des pays de l’Est. À l’époque, la question de la souveraineté énergétique, dont le caractère crucial est aujourd’hui rappelé avec violence, n’est pas au cœur des préoccupations de l’UE ; le TCE revient même à entretenir la dépendance à l’égard de la Russie et de ses pays voisins.

De la même manière, le risque que le traité entre en opposition avec les politiques de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre n’est pas perçu. Le régime international de protection du climat émerge à peine. En outre, si le lien entre l’exploitation des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel) et le réchauffement des températures planétaires est connu depuis longtemps, la diplomatie climatique évite de remettre en cause le modèle d’économie carbonée sur lequel s’est développée la société mondiale. Des premières positions plus claires, même si elles ont pu être jugées décevantes, ont été prises par de nombreux États à l’occasion de la COP 26 qui s’est tenue en 2021 à Glasgow : en particulier la fin programmée de l’exploitation du charbon (Global Coal to Clean Power Transition Statement signé par l’UE et la France) et le retrait progressif de l’exploitation des ressources pétrolières et gazières (Alliance BOGA que la France rejoint en novembre 2021).

Même si les critiques à l’encontre du TCE sont virulentes bien avant ces quelques avancées, c’est une incompatibilité systémique qui apparaît désormais entre ce traité et les engagements climatiques des parties contractantes : le premier offre une protection juridique renforcée aux énergies fossiles (un peu plus de 60 % des investissements couverts par le traité relèvent de ce secteur) tandis que les seconds doivent conduire à se retirer de ces activités. En France, cette incompatibilité a notamment été relevée par le Haut Conseil pour le climat, dans un rapport rendu en octobre 2022. Elle sera aussi probablement au cœur de l’argumentation des cinq jeunes qui ont porté plainte, en septembre 2022, contre douze États parties, y compris la France, devant la Cour européenne des droits de l’homme. Ces plaignants ont été affectés par des catastrophes naturelles liées au changement climatique (tempêtes, vagues de chaleur …) et soutiennent que le TCE empêche les États parties d’amorcer la transition énergétique, affectant, par là-même, leurs droits fondamentaux protégés par la CEDH.

Le retrait de la France du TCE constitue-t-il une véritable avancée en matière climatique ?

La France emboite le pas à l’Espagne et aux Pays-Bas et d’autres États pourraient suivre le mouvement (notamment la Pologne). Cette vague de dénonciations n’est toutefois pas sans précédent. L’Italie s’est retirée du traité en 2016. Avant cela, la Russie qui appliquait le TCE de manière provisoire, s’en est définitivement retirée en 2009.

Les retraits français, espagnol et néerlandais arrivent toutefois à un moment décisif. Depuis 2018, le TCE faisait l’objet de négociations en vue de sa « modernisation ». Or, les négociations se sont achevées au début de l’été et le texte du nouvel accord est censé être adopté le 22 novembre 2022, lors de la prochaine conférence de la Charte de l’énergie. La Commission européenne a activement pris part au processus de négociation et le texte amendé reflète, à plusieurs égards, son approche du droit des investissements. Il comprend par ailleurs des avancées intéressantes, l’UE ayant obtenu l’insertion de mécanismes de flexibilité qui devraient permettre d’exclure progressivement les énergies fossiles du champ du traité.

Ces avancées sont toutefois insuffisantes et le maintien en vigueur d’un traité qui peut jouer à la manière d’un obstacle dans la mise en œuvre des politiques climatiques des États serait un non-sens face à l’urgence climatique. Le retrait français relève donc d’abord d’une démarche symbolique forte où l’État signifie qu’il entend mettre en ordre ses engagements et ses priorités.

Au-delà d’une décision de bon sens, ce retrait est censé mettre la France à l’abri de plaintes d’investisseurs sollicitant la protection du TCE à l’encontre de sa politique climatique. Si ces plaintes n’aboutissent pas toujours en faveur des requérants, elles peuvent avoir un effet dissuasif sur l’adoption de mesures climatiques ambitieuses. Car en effet, le TCE n’a pas seulement le potentiel de protéger des investissements dans les énergies fossiles (cas de figure où les précédents sont nombreux, comme les affaires RWE c. Pays-Bas, Uniper c. Pays-Bas ou Rockhopper c. Italie). Il peut aussi être mobilisé pour contester les évolutions des réglementations des États dans le domaine des énergies renouvelables. L’Espagne, en particulier, a fait l’expérience de cette utilisation à contre-emploi du TCE. Engagée dans une quarantaine d’arbitrages dans lesquels les investisseurs contestent les modifications apportées au dispositif réglementaire d’aide au développement des énergies vertes, elle s’est parfois vue condamnée pour violation des attentes légitimes des investisseurs.

Il faut aussi souligner que c’est dans ce cadre que la France a enregistré sa toute première plainte devant un tribunal d’investissement : l’entreprise allemande Encavis a introduit un recours après avoir subi une perte de revenus en raison de la baisse des tarifs de rachat garantis du photovoltaïque, décidée en 2020. Autrement dit, non seulement le TCE peut jouer à la manière d’une assurance juridique pour les investissements dans les énergies fossiles, mais il peut aussi entraver les États dans la marge de manœuvre qui leur est indispensable pour mettre en place des politiques climatiques efficaces et adaptées. Le retrait du TCE revient donc à libérer la France d’un aléa contentieux qui hypothèque sa souveraineté climatique.

Quelles pourraient être les prochaines étapes de ce retrait et faudrait-il aller plus loin dans la dénonciation des traités d’investissements conclus par la France ? 

L’annonce du retrait du TCE marque peut-être le début d’un processus plus global, mais dont il est extrêmement difficile d’envisager les étapes à venir.

Tout d’abord, s’agissant du TCE lui-même, il faut souligner que le retrait français ne deviendra effectif que dans 20 ans. En effet, une clause de survie permet aux investisseurs de continuer à bénéficier de la protection de traité pendant toute cette période. La France pourrait donc être confrontée à d’autres contentieux climatiques sur le fondement du TCE. Dans le temps de l’urgence climatique, ce délai de survivance de 20 ans neutralise en grande partie le caractère salvateur du retrait français. De ce point de vue, l’UE est parvenue à obtenir des avancées plus significatives dans le cadre du TCE modernisé puisqu’il est prévu que certains investissements dans les domaines gaziers et pétroliers ne seront plus couverts après le 31 décembre 2030.

Par ailleurs, on pourrait penser que le nombre de contentieux potentiels initiés par des investisseurs sur la base du TCE et concernant la France sera de toute façon réduit, puisque dans un arrêt du 2 septembre 2021, Moldavie c. Komstroy (aff. C-741/19), la CJUE, par un raisonnement identique à celui développé dans le fameux arrêt Achmea, a considéré que le recours à l’arbitrage sur le fondement du TCE était contraire au droit de l’UE, dans l’hypothèse d’un investissement intra-UE. Néanmoins, on sait que les tribunaux arbitraux ne se considèrent pas liés par l’analyse de la CJUE.

Au-delà du TCE, il faut aussi rappeler que la France reste partie à 112 traités bilatéraux d’investissement qui, même s’ils ne portent pas spécifiquement sur le secteur de l’énergie, ont les mêmes potentialités que le TCE.

Il n’est ni envisageable, ni souhaitable de faire table rase de tous ces accords. Les cas où ils sont mobilisés avec succès à l’encontre de politiques environnementales légitimes sont minoritaires par rapport à toutes les espèces où les plaintes des investisseurs restent infructueuses. Par ailleurs, ils peuvent précisément être utiles pour sécuriser les investissements dans les secteurs verts, face au risque d’arbitraire ou d’inconstance des États. Mais le retrait français du TCE devrait relancer la question de la réforme de ces accords d’investissement, pourquoi pas en conditionnant leur protection à la satisfaction, par les opérations économiques bénéficiaires, de services environnementaux et climatiques d’intérêt fondamental.

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