Par Xavier Bioy, Professeur à l’Université Toulouse Capitole, Codirecteur du Master « Droit des libertés » et du Master « Éthique, Recherche et soins »

Beaucoup appelaient, en mars, à ne pas multiplier les régimes d’exception, pour ne point trop nous y accoutumer ou semer la complexité derrière laquelle se voilent les responsabilités ; en voici pourtant un nouveau… pour en sortir.

Pérenniser la possibilité du provisoire

La temporalité du droit lié au Covid 19 se compose de différentes séquences : d’abord l’utilisation des mesures hygiénistes existantes entre les mains du ministre de la Santé et des pouvoirs de police générale du Premier ministre, puis l’appui, à compter du 23 mars d’un régime complet d’exception, exorbitant et temporaire, pour deux mois, puis encore la prorogation mais déjà avec des adaptations normatives. Révolu au 10 juillet, l’état d’urgence sanitaire aura duré près de seize semaines.

L’après état d’urgence sanitaire a déjà été anticipé en partie par l’article L. 3131-1 CSP qui permet au ministre de la Santé de prendre « toute mesure proportionnée (…) après la fin de l’état d’urgence sanitaire (…), afin d’assurer la disparition durable de la situation de crise sanitaire ».

Aujourd’hui, le projet de loi n° 3077, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 10 juin 2020, entend « organiser la fin de l’état d’urgence sanitaire » en maintenant un régime d’exception, plus faible, mais qui ne dit plus son nom.

Le gouvernement a d’ailleurs, non sans quelque paradoxe, souhaité pérenniser la possibilité de ce nouvel exceptionnalisme en codifiant à nouveau les dispositions. Dans son avis publié le 9 juin, le Conseil d’État a estimé que, si le cadre général rendant possible une législation d’exception peut être institué dans le code, une loi de transition, trop liée aux circonstances, n’y a pas sa place. Cette codification, en cet endroit, en aurait maintenu les dispositions jusqu’au 1er avril 2021 (art. 7 de la loi du 23 mars 2020). Le Conseil d’État a ainsi perçu que le régime de sortie de crise ne se dissocie pas de la crise qui l’a engendré, si ce n’est au risque de voir se créer pleinement un nouveau régime pérenne d’exception. Il n’a cependant pas pu éviter ce sentiment pour les mois à venir.

On comprend bien sûr la portée politique de l’annonce de la fin de l’état d’urgence et l’impression qu’elle suscite d’un retour à la normale par l’éloignement du confinement. Le débat va pouvoir s’engager entre ceux qui auraient souhaité sa réitération (mais seront rassurés par le maintien de certaines mesures protectrices) et ceux qui dénonceront ce même point et l’hypocrisie de la suppression du mot « état d’urgence ».

Quelle nécessité d’une adaptation du régime juridique ?

Sous l’impulsion du comité scientifique (dans son avis du 8 juin), le gouvernement met en place une politique plus fine de maîtrise de l’épidémie qui nécessite des mesures plus locales, plus souples mais pas nécessairement moins contraignantes. C’est qu’il poursuit en réalité deux objectifs qui appellent des mesures différentes.

D’une part, il vise une sortie graduée qui maintienne des gestes de prévention, générale ou spécifique aux personnes fragiles, et le ralentissement de la vie collective.

D’autre part, il veut garder sous la main les moyens de faire face à un possible rebond épidémique. Alors que le projet soumis au Conseil d’État créait un dispositif conditionné par la « résurgence » de l’épidémie, le Conseil d’État a désapprouvé l’imprécision de ce terme et rappelé la possible réactivation de l’état d’urgence pour faire face à une seconde situation de crise aiguë (mesurée par l’ampleur territoriale et le nombre de cas pouvant submerger le système de santé). Mais le gouvernement souhaite une alternative qui ne passerait pas à nouveau par le Parlement et préfère que celui-ci lui laisse encore ses outils.

On mesure la gêne occasionnée par ce décalage entre la nécessité de mesures dérogatoires et leur inscription hors du cadre adapté de l’état d’urgence.

On peut le voir simplement comme un nouvel équilibre, « mieux proportionné » comme le dit le Conseil d’État, entre libertés. Car l’état d’urgence ne va pas « contre » les libertés, il en aménage certaines au profit d’autres. On a trop brutalement opposé « les libertés » à l’« état d’urgence sanitaire », au détriment d’une lecture de la santé et de la vie comme des droits fondamentaux. La législation sanitaire peut se comprendre comme un équilibre entre d’un côté les droits à la santé et la vie et, de l’autre, les droits liés à l’autonomie d’action (sûreté, aller et venir, vie privée, éducation, entreprise, travail…). C’est à cette lumière que l’on peut lire la remarque du Conseil d’État qui approuve l’application du régime de sortie en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie car il s’agit de libertés (donc d’uniformité) et non seulement de santé (d’organisation du service public). Un équilibre qui ne peut plus s’opérer au niveau de l’individu mais au niveau collectif en raison de l’interdépendance des choix. L’État retire temporairement à l’individu la possibilité d’arbitrer entre sa santé et ses activités, entre ses risques au fond. L’atteinte à la liberté de ces activités n’a pas tant été individuellement lourde qu’elle n’a été massivement collectivisée. C’est pourquoi le droit commun de la « menace sanitaire » ne présentait pas, et ne présente toujours pas après l’état d’urgence, une base légale adéquate.

Quelles différences entre l’état d’urgence et le « régime de sortie » ?

Le projet de loi habilite le Premier ministre, aux seules fins de garantir la santé publique, pendant quatre mois (donc jusqu’au 10 novembre), à poursuivre des mesures déjà en vigueur. Le ministre de la Santé et les préfets pourront adopter les normes générales ou individuelles d’application. Plusieurs dispositions de limitation sont identiques à la loi du 23 mars, tout comme l’information du Parlement et de l’autorité judiciaire.

Ses mesures concernent les déplacements et moyens de transports, les établissements recevant du public et les rassemblements sur la voie publique (selon l’interprétation du Conseil d’État du 13 juin), dans les mêmes conditions que pendant l’état d’urgence (art. 3 de la loi du 11 mai 2020). Disparaissent donc les mesures de confinement, de contrôle des prix, de limitation de la liberté d’entreprendre et de réquisition. Mais d’autres mesures perdureront autrement. Pour les foyers épidémiques restants, les mises en quarantaine préventive ou la mise à l’isolement des personnes malades resteront possibles, même sans le fondement de l’état d’urgence, au titre de l’article L. 3131-1 CSP, tout comme les mesures prises en faveur de l’approvisionnement des médicaments, (9e point de l’article L3131-15 CSP).

Enfin, l’article 2 de la loi entend prolonger aussi les moyens de l’état d’urgence à propos des données de santé dont la durée de conservation, selon leurs usages en santé publique, se trouve prolongée, après avis publics du comité de contrôle et de liaison covid-19 et de la CNIL, de 3 à 6 mois maximum. Il s’agit notamment des opérations de recherche des cas contacts et des enquêtes sanitaires et l’identification des personnes dépistées positives. Ces finalités et modalités (sans consentement mais avec information), sans différence avec ce qui se fait sous le régime de l’état d’urgence, demeurent compatible avec le RGPD.

Un régime juridique s’identifie par l’association officielle et explicite d’un « nom » (pour l’état d’urgence, affiché dans un chapitre du Code de la santé) avec une série de normes (permis, interdit, obligatoire). Mais la chose peut aussi exister sous d’autres noms de même que le mot ne fait pas la chose. Ni le retrait du nom, ni l’allègement des restrictions aux libertés, ne doivent masquer que l’on se trouve face à un autre régime d’exception (exorbitant et temporaire, lié à des circonstances conditionnant les exceptions).

 

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